Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et porte un regard décalé sur l’actualité.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
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Révolution !
Hop là ! On se calme. On range les fourches et les fumigènes, on replace les pavés dans le caniveau. Ça n’est pas ce genre de révolution dont je vais vous parler, mais de changements beaucoup plus profonds, puisqu’ils concernent l’intérieur de l’être. Ce foutu confinement, quel que soit l’endroit où on le passe, aura au moins un avantage : obliger chacun à se regarder droit dans les yeux. Difficile de jouer la comédie des semaines durant quand l’univers se réduit depuis trois semaines à sa maison, au mieux son jardin, et à un kilomètre de circonférence autour. Forcément, après avoir télétravaillé ou téléglandé - selon ses obligations - une bonne partie de la journée : vient un moment où l’on se retrouve un peu seul avec soi-même. Et entendre ses angoisses sourdes comme des acouphènes hanter le silence, ne pas arriver à les faire taire.
Ce texte est assez personnel, mais je l’assume. Déjà : vous n’allez pas me croire, mais figurez-vous que le type qui présente le magazine de la montagne depuis plus de 22 ans, 650 numéros tournés dans tous les massifs de France et parfois du monde, ne s’est jamais baladé seul. Jamais. Petit, c’était en famille ; ado, avec les copains ; puis maintenant soit avec les amis soit, le plus souvent, avec une équipe de cinq personnes comprenant réalisateur, cadreurs, sondiers, éclairagistes … Mais seul : jamais.
A chaque paysage, à chaque animal surpris dans la montagne, mon premier réflexe est de prévenir l’équipe et de leur dire : regarde ça ! vas y filme, mais filme bon sang !
Ou peut-être une seule fois, pendant quelques heures… C’était sur les chemins de Compostelle, en Aubrac, lors d’un tournage. En fin de journée, les techniciens m’avaient laissé finir l’étape en solitaire, dans ce paysage médiéval où résonnent depuis mille ans les pas de ceux qui ont porté leurs espoirs jusqu’au bout du monde connu, sans même savoir s’ils reviendraient un jour. J’avais de la musique classique dans les oreilles, les yeux grands ouverts, les poumons qui s’enivraient d’un air léger, et mes pas réguliers finissaient par empêcher mon esprit de tourner en boucle, puis par le détendre, et enfin par l’ancrer sur des sensations immédiates, celles du moment présent. J’ai du mal aujourd’hui encore, lorsque je convoque ce souvenir, à retenir mon émotion. Mon métier, c’est de ressentir, et de transmettre. A chaque paysage, à chaque animal surpris dans la montagne, mon premier réflexe est de prévenir l’équipe et de leur dire « regarde ça ! vas y filme, mais filme bon sang ! », plus attentif à regarder la caméra tourner qu’à contempler la bestiole qui s’échappe. N’y voyez pas un altruisme démesuré, faut pas déconner non plus, mais juste un réflexe professionnel qui tend à privilégier le partage pour l’émission à l’expérience personnelle. Et d’un côté, tant mieux pour vous, chers téléspectateurs. Pour en revenir à Compostelle, j’ai mieux ressenti l’émotion de cet inoubliable tournage en regardant l’émission que sur le moment, trop occupé que j’étais à gérer l’après, la suite, le lendemain, et à savoir aussi ce qu’on allait bouffer le soir ou comment on allait dormir la nuit.
Alors ce week-end, pour la première fois, je suis parti me balader autour de mon hameau, dans la limite du kilomètre réglementaire, seul. Seul, avec mon bâton. Pardon, je suis resté peut-être un peu plus que l’heure autorisée, mais jamais le temps ne m’avait paru si merveilleusement long. Marcher sans but, laisser son regard flâner sur n’importe quoi, un brin d’herbe, une fourmi, une fleur ou écouter simplement le bruit du vent dans les branches de mélèzes est un luxe de retraité, ou de confiné à la montagne. Personne pour vous demander de hâter le pas. Personne à qui parler, personne à attendre : juste du temps pour soi, peu de temps certes, mais d’une intensité incroyable. Je n’ai pas la place ici de vous dire tout ce que j’ai vu, entendu, humé au fil des pas. Le chamois n’était là que pour moi. Le tétras lyre aussi. C’est même lui qui a fait fuir le chamois, en s’envolant soudainement. J’ai sorti mon téléphone, je l’ai photographié. Puis j’ai tenté d’avoir l’oiseau de loin et avec un téléphone, c’est vous dire mes compétences animalières. Et enfin, j’ai préféré regarder. Plutôt que de gâcher cet instant en maudissant l’appareil qui mettait du temps à faire le point : j’ai conservé ce souvenir pour moi. J’ai vu des fleurs bizarres, un torrent boueux qui rejoint une rivière claire, et j’ai vu les marques du temps sur les plus vieilles maisons de mon hameau. Rien d’extraordinaire finalement, mais ces détails-là, je ne les avais jamais remarqués auparavant. J’avais toujours pensé qu’une émotion n’était valable que si elle était partagée, c’est faux. On peut être émerveillé sans avoir besoin de le vivre à travers le regard de celui qui vous accompagne. Ca n’est pas de l’égoïsme, c’est un moment qu’on offre à soi-même. Et celui-là, on s’en souviendra toute sa vie.
J’ai vu des fleurs bizarres, un torrent boueux qui rejoint une rivière claire, et j’ai vu les marques du temps sur les plus vieilles maisons de mon hameau. Rien d’extraordinaire finalement, mais ces détails-là, je ne les avais jamais remarqués auparavant. J’avais toujours pensé qu’une émotion n’était valable que si elle était partagée, c’est faux.
Depuis, chaque jour, je prends le chemin qui fait le tour de mon hameau. Même ce que j’ai vu la veille a changé. La neige découvre de nouveaux prés où les fleurs se pressent, les animaux sont ailleurs mais toujours là, et ces moments de méditation ont calmé les questionnements sourds et les craintes que nous avons tous, en filigrane, malgré les sourires et les apparences, vous comme moi, ici ou ailleurs. Pour tout vous dire, ce confinement aura peut-être au moins eu cette vertu : apprendre à se recentrer, loin du tourbillon infernal des jours normaux, et s’il a fallu y être contraint pour, enfin, y parvenir, c’est que j’ai quand même raté pas mal de choses ces cinquante-trois dernières années. Ah, j’oubliais : l’instant présent ! Ce qui était hier est terminé, ce qui sera après n’est pas encore advenu. Demain, je repartirai à la découverte de moi-même.
A suivre...