Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et porte un regard décalé sur l’actualité.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
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Je suppose que c’est pareil pour vous : quelles que soient les conditions de ce confinement, il y a des jours où vous êtes plein d’espoir et de courage, d’autres où le désarroi, la colère, la peur et l’impuissance prennent le dessus. Au début de cette quatrième semaine, l’électricité ambiante est palpable sur les réseaux sociaux notamment, où l’on sent de manière diffuse la colère et l’agacement monter et prendre une place plus importante encore qu’à l’accoutumée. Non pas que ces fameux réseaux dits « sociaux » nous ont donné l’habitude de la mesure, de l’intelligence, du respect et de la réflexion, mais depuis quelques jours le défouloir nauséabond est à nouveau à son comble, témoin d’un relâchement après une période d’union passagère et de circonstance. Quel que soit le contenu de la fosse, c’est le niveau qui compte. Lorsque la marée monte, ça n’est jamais très encourageant. C’est aussi l’expression d’un malaise face à une situation anxiogène pour tous sans échéance connue, et qui pourrait déboucher sur quelque chose d’encore plus délétère. Si quelques coups de gueule sont justifiés devant les comportements inciviques notoires de certains, d’autres ne sont motivés que par la haine, souvent la bêtise, la délation intéressée, la jalousie, la recherche de bouc émissaire, comme, hélas, lors des pires crises de notre histoire. Des crispations qu’on remarque de plus en plus sur les réseaux sociaux où le con, le contaminant, l’irrespectueux et l’inconscient, c’est toujours l’autre. Et cela s’envenime au fil des jours, alors que la levée de l’étau semble s’éloigner comme un mirage au fur et à mesure qu’on espère s’en rapprocher.
La nature sauvage est bien devant la porte, mais elle est, comme partout ailleurs, interdite et inaccessible.
C’est un fait : les français ne sont pas égaux devant les conditions de confinement. Certains ont un balcon, d’autres une terrasse voire un jardin, d’autres encore sont confinés à la campagne, au bord de la mer ou en montagne. Des appartements sont au nord, petits, voire insalubres, d’autres laissent entrer le soleil, dans des espaces plus amènes. Certains ont un accès à la nature devant leur porte, d’autres ne peuvent pas en profiter, ni même se rendre dans les parcs de leur ville. C’est ainsi. Je le sais, et je mesure plus encore la chance que nous avons, dans tous les villages de montagne, d’être confinés dans ce cadre-là. La nature sauvage est bien devant la porte, mais elle est, comme partout ailleurs, interdite et inaccessible. Les villages ruraux comme les stations touristiques sont donc des lieux de confinement comme les autres, régis par les mêmes lois, avec les mêmes contraintes, les mêmes interdictions, et les mêmes risques de contamination. Et quand bien même le soleil y serait plus facile à observer, ils ne disposent d’aucune dérogation, ici comme ailleurs les gens sont isolés de toute relation sociale, les enfants ne peuvent pas retrouver leurs copains ni voir les membres de leur famille éloignée, même s’ils peuvent plus facilement, et je sais que c’est si important, se dépenser dans les rues désertes de leur petite commune. Le cadre fait beaucoup. Mais il ne fait pas tout.
Certains sont confinés en couple alors qu’ils ne s’entendent plus, sans aucun échappatoire possible, ou pire encore, avec un compagnon violent. Certains vivent avec beaucoup d’enfants dans trop peu d’espace. Certains ont les moyens de s’évader en s’offrant plein de bonnes choses, d’autres - souvent victimes d’une forte baisse de revenus en raison de la fermeture des usines - doivent, en plus, galérer pour finir la fin du mois. Certains ont leur famille à côté, d’autres à des centaines de kilomètres de là. Des gens sont seuls, d’autres pas. Tout cela, je le sais. Certaines régions sont très touchées par cette saloperie, d’autres sont plus épargnées. Certains restent chez eux et y trouvent l’occasion de se ressourcer, d’autres tournent en rond et pleurent de désespoir parce qu’ils n’ont pas l’habitude de cet isolement. Certains continuent à travailler et à percevoir un salaire, d’autres, malgré les aides, s’inquiètent pour l’avenir de leur petite entreprise, de leur restaurant. Certains ne pensent même plus à tout cela, parce qu’ils ont un proche malade, et que cette angoisse de le perdre est supérieure à tout le reste. Certains sont malades asymptomatiques, d’autres subissent de plein fouet la virulence de cette merde. Certains s’épuisent au travail pour juguler ce fléau et sauver des gens alors que d’autres leur pourrissent la vie, en les agressant pour récupérer du matériel médical, ou en faisant n’importe quoi dehors au risque de favoriser la diffusion du virus. Certains applaudissent les infirmières, d’autres dénoncent leurs voisins.
Voilà pourquoi, dans ces chroniques, quand je parle de ces petits bonheurs furtifs, je pense aussi à ceux qui en sont privés.
Voilà, en ce 23ème jour de vie au ralenti, la réflexion toute simple que ma balade quotidienne autour de mon hameau m’inspire. Que nous ne soyons pas égaux devant les turbulences de la vie, ça n’est pas une nouveauté. Que nous ne vivions pas tous les mêmes choses de la même façon, non plus. Que le ratio entre les gens biens et les autres ne se soit pas inversé : pas plus. Et puisque je ne peux rien faire contre cela, je me dois, au moins, de profiter pleinement de pouvoir être réconforté par le bruit d’un torrent, l’observation d’un geai, des chevreuils qui se baladent juste au-dessus, du sifflement des marmottes, et des visites quotidiennes de mon renard. Et pourtant, ici comme ailleurs, le blues prend parfois le dessus quand je pense, justement, à ceux pour qui c’est bien plus difficile, et parmi lesquels beaucoup de mes proches. La seule chose que je puisse essayer de faire, c’est de partager ces intimes émerveillements. Me laisser submerger par le mal être du monde serait une sorte de gâchis. Voilà pourquoi, dans ces chroniques, quand je parle de ces petits bonheurs furtifs, je pense aussi à ceux qui en sont privés.
A suivre...