Ouverture des stations de ski : retour sur 70 ans d'histoire qui ont changé la vie des montagnards

L'ouverture du grand cirque blanc pour les vacances de Noël est l'occasion de se souvenir qu'au milieu du siècle dernier, la vie en montagne n'avait rien à voir avec celle d'aujourd'hui. Retour sur l'incroyable saga des sports d'hiver, celle qui a changé la vie dans les massifs.

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Depuis plus de 25 ans, je parcours la montagne pour "Chroniques d'en haut", à la rencontre de ceux qui y vivent. Dans chaque village, dans chaque vallée, j'ai pu entendre cette même histoire. Une histoire commune à la quasi-totalité des massifs, et qui a bouleversé le quotidien des montagnards. Ce début de saison de ski est l'occasion de se souvenir de cette incroyable épopée, à travers les témoignages que j'ai pu recueillir de ceux qui ont vécu cette époque, ou qui en sont, aujourd'hui, les héritiers.  

"Avant, on ne vivait que de notre propre production de fromage, de lait, de viande. Il y avait des poules pour les œufs, des lapins qui ne finiraient pas l’hiver, et on se débrouillait parfaitement avec ça. L’été, c’était la saison des foins, et lorsque l’hiver arrivait, on devait avoir tout préparé pour le passer sans encombre". Car l’hiver, c’était une saison morte, glaciale, avec cette foutue neige qui rendait les chemins hasardeux, et qui traînait jusqu’au printemps.

On n'espérait qu’une seule chose : qu’elle fonde, et le plus vite possible !

"On n'espérait qu’une seule chose : qu’elle fonde, et le plus vite possible !", me racontait dans les années 90 Etienne Martin, l’un des derniers habitants du hameau du Poingt Ravier au-dessus de Valloire. Je me souviens de nos fous rires dans son vieux chalet de pierre. Avec malice, il me sortait sa vipérine, débouchait la bouteille d’un geste sec et me tendait l’infâme breuvage en m’expliquant, sans doute pour m’encourager, que "ça tue les vers !".

Ils n’étaient pas malheureux, dans ces vallées perchées, à faire les 400 coups au milieu des bottes de paille, à utiliser la Catelle - sorte de téléphérique en bois à manivelle, destiné à transporter le foin - pour descendre au village, alors que c’était interdit. Il y avait l’école. Même dans son hameau. "On n’était pas riches, mais on n’était pas malheureux", me disait-il. Ici, on l’appelait "la Raison". Étienne Martin semblait éternel tant son énergie et sa joie de vivre étaient inépuisables. Mais la vie a fait son chemin, Etienne nous a quittés il y a déjà bien longtemps… Je n’oublierai pas ces rencontres amicales, entre un citadin passionné de montagne et ce vieux bonhomme, solide mais tout fin, qui n'avait pas eu besoin du ski pour vivre. Entre nos deux mondes, c’est toute une page de l’histoire qui s’est écrite. 

Reste-t-il encore des Etienne Martin dans les Alpes ? Plus beaucoup. Question de génération. Ceux qui ont vraiment connu cette époque dans les villages devenus stations, se sont éteints pour la plupart. Restent leurs enfants. À la charnière des deux mondes, ils ne sont plus tous jeunes, mais se souviennent de ce que leur racontaient leurs aïeux. Et puis, il y a eu les générations suivantes, pour qui trouver un métier, un conjoint et gagner sa vie n’étaient plus des problèmes. Rares sont les villages où les sirènes du tourisme n’ont jamais résonné. Ce qu’ont vécu Etienne Martin et toutes les générations avant lui, la véritable autarcie, s’est éteint au cours du XXème siècle dans les vallées de montagne, même les plus reculées. À moins de s’y contraindre par choix, plus personne ne vit comme cela. Entre ces deux époques, un bouleversement social et économique d’une intensité rare allait à jamais changer le destin des montagnards : l’or blanc. Changer de monde grâce à quelque chose d’aussi banal que la neige - qui leur avait d’ailleurs pourri la vie depuis des générations : c’est ce qu’on a fait.

La neige avait ce pouvoir de tout transformer en or

Et plutôt bien fait... Car d’un certain point de vue, l’avènement du ski a permis aux montagnards de rester au pays, d’y trouver un avenir. Apportant pour beaucoup, sinon la richesse, au moins la fin d’une certaine forme de dépendance à la nature. Parce qu'à l’époque, on était persuadé que les hivers resteraient des hivers et que cette neige dont on n’avait que faire autrefois allait illuminer pour toujours des saisons froides devenues radieuses. La neige avait ce pouvoir de tout transformer en or. Un terrain maudit où les vaches ne trouvaient rien à brouter allait devenir un trésor pour promoteurs. Une ferme isolée mal desservie se transforme en restaurant d’altitude, et les paysans deviennent "perchmans" ou moniteurs de ski et emballent à tour de bras des Parisiennes qu’ils n’avaient vues que dans les magazines. La folie des sports d'hiver provoque d'étranges mélanges... Dans certaines stations, les jet-setters déambulent dans les rues bras dessus bras dessous avec le fils du vacher qui leur a appris à skier. On y confond parfois la poudreuse et la poudre. La neige est là, elle magnifie tout, elle fait tout oublier. Elle rend accroc, et on peut le comprendre : tout semble devenu si facile.

Alors, on continue. On construit, on s’éclate, on va plus haut, on va plus loin. On invente même le ski d’été sur glacier, qui est aux sports d’hiver ce que la nage en eau glacée est à la Méditerranée. Mais on s’en fout : c’est fun, c’est moderne. Et franchement : ça plaît. Bien sûr, quelques voix s’inquiètent de la bétonisation des alpages. Elles ont été salutaires pour contenir l'ivresse de la conquête des sommets et participer à la sanctuarisation de massifs comme la Vanoise ou les Ecrins. Mais elles sont bien peu nombreuses face à l’engouement de tout un pays pour ses sports d’hiver, face à la manne incroyable qui irrigue des massifs français dont on se demandait, il n’y a pas si longtemps, comment on allait leur éviter la désertification. Dans certaines vallées, on crée des villes à la montagne, où tout est pensé sur mesure pour le ski. Une invention française, la station dite "intégrée", un modèle d'ingéniosité urbanistique décrié par les uns, mais adulé par d'autres, dont l'efficacité touristique est redoutable. Dans le même temps, les modestes villages de montagne s'agrandissent petit à petit, revivent à l'année, et retrouvent une école, des commerces, des emplois, un avenir. 

On va et on vient de la ville à la montagne

Cet incroyable brassage de nouvelle population desserre le cousinage autrefois imposé par des distances qui n’existent plus. On va et on vient, entre villes et vallées, au rythme des vacances ou des week-ends. De nouveaux patronymes s’installent dans les villages de montagne, facilitant ainsi le travail du facteur qui devait se débrouiller avec des noms de famille identiques à décoder... On importe un peu de la ville à la montagne, et on ramène un peu de soleil et d’air pur en ville. Et tout va bien dans le meilleur des mondes, loin de se douter qu’une nouvelle dépendance venait de se créer : la dépendance à la neige.

Et puis, il y a le plaisir. Pour des millions de Français, partir à la neige devient une mode, pas si élitiste que cela dans les années 70. Des fils d’ouvriers pouvaient découvrir les sports d’hiver en classe de neige et partir avec leurs parents grâce aux comités d'entreprise dans le Jura, les Vosges, le massif Central et dans les Alpes. Certes, le ski n’a jamais été bon marché comme disaient nos grands-mères, mais on cherchait un moyen pour y aller quand même.

Jusqu’au début des années 90 où trois hivers consécutifs très mal enneigés vont rappeler à tout le monde que la neige, lorsqu’elle tombe, continue à fondre au-dessus de zéro degré… Premier coup de semonce dans une spirale d’insouciance… Dès lors, plus question de se laisser avoir par le ciel. Et là encore, force est de constater qu’après quelques années de tâtonnement, la neige dite "de culture" atteint une qualité remarquable sous les spatules. Industrialiser la production de neige : ouf, problème réglé ! Et on continue. On améliore. On agrandit. Sans vraiment remettre en cause le modèle des sports d’hiver. Mais on commence quand même à s’inquiéter du reste, c’est-à-dire... de la nature. Les dernières stations créées ex nihilo le seront dans les années 80. Après, ça sera terminé : il n’y aura plus de nouveau site créé de toutes pièces. On classe des vallées entières en zone naturelle. Désormais intouchables, elles deviennent les vitrines un peu paradoxales de l'univers montagnard auprès des citadins en mal d'espace. 

Quoiqu'on pense de cette course vers les sommets, force est de constater que la montagne se modernise. Et les modes de vie aussi. Plus grand-chose désormais ne distingue les habitants d’un village de montagne de ceux des villes, si ce n’est, pour ceux d’en haut, un rythme basé sur l’alternance des saisons et cette propension à rouler sur la neige comme si de rien n’était. Dans les dernières années de sa vie, Etienne Martin voyait bien tous ces bouleversements. Il s’en réjouissait "pour les jeunes, disait-il, qui vont facilement trouver un travail moins difficile que le nôtre". Et puis, il devait bien y avoir un peu de fierté aussi, de voir son village devenir une grande station, et attirer des vacanciers venus de tout le pays et même au-delà. "Les gens seront-ils plus heureux pour autant ?" s’inquiétait-il.

Quand on n’a pas grand-chose, on n’a pas grand-chose à perdre non plus. Avec un bout de bois et une roue, on trouvait de quoi s’amuser. Il y avait toujours du fromage et du jambon à la cave, des patates dans le jardin, et on n’avait pas besoin d’avoir beaucoup de sous…

D'autres nuages s'amoncellent à l'horizon

Entre Etienne et les jeunes d'aujourd'hui il y a seulement deux ou trois générations. Des générations qui auront connu des vies complètement différentes. Mais elles ont un point commun : l’attachement à leur pays de montagne, et l’envie d’y rester. Pourtant, pour les jeunes nés dans des villages devenus "huppés", il devient de plus en plus difficile de se loger. Les prix au mètre carré y sont très largement supérieurs à ceux des grandes métropoles françaises. Alors parfois, il faut partir. Redescendre vivre plus bas, dans la vallée. Comme l’avaient fait, autrefois, nombre de montagnards qui cherchaient du travail dans les usines de la révolution industrielle, quittant ainsi leurs villages et hameaux pour un avenir qu’ils pensaient meilleur. À l’époque c'était la précarité qui les faisait partir, aujourd'hui, pour certains, c'est le prix de la vie.

Ces quelques décennies ont bouleversé la vie au cœur des hautes vallées comme aucun autre territoire français en si peu de temps. Aujourd’hui, la France compte les plus grands et les plus beaux domaines skiables du monde. Ils font tourner l’économie de régions entières, et donnent le sourire aux vacanciers qui peuvent en profiter. Car la neige et la montagne enivrent toujours autant et rougissent de plaisir les joues froides des amoureux de la glisse.

Mais d’autres nuages s’amoncellent à l’horizon de ce nouveau siècle. Et ceux-là ne sont pas chargés de neige. Ils amènent les vents chauds des changements climatiques dont on sait, qu’un jour ou l’autre, ils contraindront une nouvelle fois les montagnards à s’adapter. Déjà, des dizaines de petites stations de ski de basse altitude ont dû fermer et se reconvertir. Pas facile d’abandonner le rêve blanc, ses promesses, ses plaisirs. Mais ils en ont vu d’autres, les montagnards. Avec cette même énergie qui leur avait permis de se lancer dans la course à l’or blanc, ils se reconvertissent. Parfois en revenant aux sources, et en partageant ce mode de vie retrouvé avec ceux des villes qui en ont de plus en plus besoin. Des gîtes de montagne, au calme, en prise directe avec la nature... Pas de quoi faire fortune, mais de quoi vivre. S’il y a de la neige : tant mieux ! Et s’il n’y en a pas, on se baladera à pied.

Les autres stations, les plus grandes, celles dont le domaine skiable grimpe plus haut, tiendront encore grâce à leur altitude, ou à leurs moyens. Longtemps ? En tout cas, ils l'espèrent, et en sont même convaincus. Là-haut, les sports d’hiver ont encore de beaux jours devant eux. Même si, il faut bien le reconnaître, ce ne sont pas les moins chères. À tel point qu’une grande partie de leur clientèle est étrangère. Restera-t-elle fidèle ?

Mais si l’attachement des montagnards à leur territoire est viscéral, il y a aussi cette véritable passion des vacanciers pour "leur" station. Celle de leur enfance, celle de leur famille. Cet endroit enchanté où ils viennent se ressourcer, oublier le quotidien, pour repartir ensuite chargés à bloc jusqu’à la prochaine fois… Pour certains, c’est un crève-cœur que de devoir abandonner leur petit coin de paradis. Parce qu’il est devenu inaccessible. Ou parce qu’il a fermé.

Tout ici est une question d'adaptation

Autour d'un verre de blanc et d'un bout de Beaufort, je discute avec les familles qui vivent dans ces villages de montagne devenus stations. Parfois, on évoque l’avenir. Et j’entends souvent ce discours, mélange d’optimisme et de fatalité.

S’il faut changer un jour, on changera ! S’il faut s’adapter on s’adaptera.

"Nos parents et nos grands-parents ont construit ces stations. Ils ont fait de nos villages perdus des lieux accueillants pour les gens qui aiment l’hiver, les balades, le ski et les vacances à la neige. Ils sont passés d’une économie autarcique et agricole à une économie touristique. Et nos enfants, nos petits-enfants, sauront en faire quelque chose, avec les données de leur époque. Comme d’autres l’ont fait avant eux."

Et si vraiment un jour, il fait trop doux pour le ski, peut-être que nos villages deviendront salutaires pour fuir les canicules estivales ?

Le temps et les éléments sont les seuls maîtres de la vie en montagne. Ils décident, depuis toujours, de ce qu'on peut faire ou pas. Si les temps changent, alors on s'adaptera. Étienne Martin n'aurait pas dit autre chose : toute l'histoire de la vie dans son petit hameau d'altitude était une question d'adaptation. En l'espace de ces quelques décennies, la vie en montagne a basculé. Ce qui semble aujourd'hui acquis pourrait à nouveau, un jour, être remis en question. Et pousser les montagnards, inlassablement, à composer avec le temps.

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