Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et évoque des souvenirs de tournages.
Dans cette série de Chroniques, j’ai voulu partir en voyage dans les souvenirs intenses de ces trois tournages exceptionnels sur le chemin de Compostelle, dans le Massif Central, les Pyrénées puis en Galice.
Suite des épisodes précédents :
Compostelle 1 : le Massif Central
Compostelle 2 : les Pyrénées
Si vous avez manqué les épisodes précédents (1er au 37e jour), cliquez ici
Jusqu’au bout de la terre
Les Pyrénées marquent la moitié du chemin. Puis une longue redescente mène progressivement jusqu’en plaine et les kilomètres à venir sont, de l’avis de beaucoup, les plus monotones. Des jours et de jours de marche avec comme seuls compagnons les champs de maïs, sous un soleil de plomb et souvent sur l’asphalte brûlante. Le chemin emprunte parfois des routes et le goudron, surtout après des jours de marche en montagne, ça pue. Le chemin devient jaune et gris. Jaune comme le maïs et la poussière levée par les vents chauds, gris comme la route fondante qui colle aux semelles.
Puis viennent les Monts Cantabriques (région océanique au nord de l’Espagne) qui constituent un véritable îlot de paix et de nature sauvage. Un pur bien-être après ces jours d’errance dans des mornes plaines. Parmi eux, les Picos de Europa. Culminant à plus de 2600 mètres, ils rappellent que l’Espagne est loin d’être plate et que le mariage de la mer et de la montagne ne se célèbre pas seulement sur les côtes méditerranéennes flanquées de leurs monts arides. Ici l’herbe est verte. L’océan n’est pas loin. L’iode, à nouveau, emplit une atmosphère limpide, purifiée régulièrement par le défilé des perturbations.
Ainsi le chemin suit son cours, au même rythme, dans la délicieuse répétition des jours qui se ressemblent apportant chacun sa raison de marcher. Mais ce matin-là, j’ai craqué. Au détour d’une colline, près d’un village, dont j’ai oublié le nom, se dresse un tas de pierres surmonté d’une croix. Une sorte de cairn, amoncellement de cailloux posés par les randonneurs pour indiquer le chemin à ceux qui suivront. Celui-ci est gigantesque. Plusieurs mètres de haut. Et sur ces cailloux, dont la plupart sont gravés de prières, d’intentions, de souhaits, on trouve les témoignages intimes et simples de ceux qui sont venus jusqu’ici pour abandonner leur fardeau. Car l’une des traditions de Compostelle, c’est de partir de chez soi avec une pierre dans son sac, symbole de ce fameux poids. Ce poids qui pousse certains à prendre le chemin. Le moment venu, ils s’allègeront. Lorsque cette peine, cette souffrance aura été comprise, acceptée pour laisser place à la résilience.
Sur cet amas de pierres construit au fil des siècles, je suis resté sans voix, prostré sur une montagne qui porte l’espérance de millions de gens
C’est ici que tant de pèlerins depuis plus de mille ans ont lâché leur pierre, contribuant ainsi à former cette montagne d’espérance qui grandit avec le temps et témoigne pour la postérité de leur passage sur le chemin. Je devais enregistrer une séquence, parler devant la caméra pour expliquer cela... Mais en soulevant une pierre, j’ai découvert le permis de conduire d’un jeune américain disparu dans un accident, souvenir que ses parents peut-être avaient porté jusque-là dans l’espoir de trouver la paix. Juste à côté, des centaines de coquillages sur lesquels se trouvaient d’autres prières pour un proche malade ou disparu. J’ai eu du mal à les lire tant les larmes me brouillaient la vue. Sur cet amas de pierres qui ne cesse de grossir au fil des siècles, je suis resté sans voix, incapable de parler. J’étais prostré sur une montagne qui porte l’espérance de millions de gens, venus pour se débarrasser d’un poids, pour trouver la paix intérieure. Et c’est ici qu’ils le font.
Lentement, on avance. Les jours ne se comptent plus. Et un beau matin, on s’aperçoit sans y croire vraiment que le but nous tend les bras… Difficile de décrire l’émotion d’une arrivée à Saint- Jacques par le Camino Frances. La ville s’étend au cœur de vallons verdoyants. Les forêts d’eucalyptus s’espacent jusqu’à découvrir les faubourgs, puis… la cathédrale. Au loin, le bourdon sonne les heures du soir faisant vibrer la campagne alentour. Les rumeurs de l’agitation ici-bas deviennent plus perceptibles. On entend presque les voix de cette cité vivante, à peine noyées par les affres de la civilisation : les bagnoles, les trains qui proviennent de partout pour repartir aussitôt et même l’aéroport qui permet aux pèlerins de rentrer chez eux plus vite qu’ils ne sont venus. Saint- Jacques- de- Compostelle est au bout des terres espagnoles, au nord-ouest de la péninsule. Au-delà, c’est l’océan.
Encore des jours et des jours de marche … pour enfin voir la terre tant espérée
Entrer dans Saint Jacques, pour ceux qui ont suivi le chemin, est une émotion indescriptible. J’ai vu tellement de gens pleurer sur chaque instant des derniers kilomètres. Tellement d’autres se frayant un chemin difficile au milieu des touristes et des voitures comme si leur esprit était devenu incapable de se réadapter aux conditions citadines. Ils avaient l’air perdus, presque effrayés. Qui peut comprendre ce qui se passe dans leur tête. C’est à Saint- Jacques que l’on voit au premier coup d’œil la différence entre les pèlerins et les promeneurs, qui ont, comme moi, suivi quelques étapes seulement.
Mais c’est sur l’esplanade de la cathédrale que l’émotion submerge tout. Un tsunami invisible déferle dans les esprits et les corps. Tout lâche. Tout s’arrête ici. Jamais je n’aurais imaginé que la réalisation d’un objectif nourri depuis tant de mois, par autant de souffrance, de volonté, de résilience puisse le temps d’un instant provoquer l’effondrement de ceux qui l’ont porté si courageusement. La catharsis, c’est lorsque le cerveau devient incapable de gérer une émotion trop forte. Il abandonne, noyé par des informations contradictoires et trop intenses, au moment même où la réalisation de ce but ultime provoque immanquablement sa disparition. Incapables de réagir autrement que par les larmes dont ils ignorent jusqu’au sens, ils s’effondrent. Il leur faudra du temps pour comprendre.
Eprouver des émotions contradictoires puis repartir, et comprendre qu’arriver à St Jacques de Compostelle, ça n’est pas la fin mais le début d’une autre histoire
Au centre de la place, un point au sol marque le kilomètre zéro. Tous les chemins de Compostelle partant de chaque pays européen s’arrêtent ici. Là, sur cette petite coquille ancrée dans le sol. Dérisoire symbole, minuscule récompense, un point, par terre, et le chiffre zéro. Comme un compte à rebours qui ne mène à rien… Rien de tangible en effet. Juste le fait d’être arrivé, là. Mais tous le disent : l’important, ça n’est pas le but, c’est le chemin. Je suis resté seul sur cette place pendant des heures. J’ai vu des couples s’embrasser, des groupes chanter, danser, se prendre dans les bras, pleurer de joie. D’autres, dépités, se demander ce qu’ils vont faire maintenant. Car ce point zéro ne marque pas une fin, mais un début. Ca n’était pas un compte à rebours. Mais une nouvelle histoire qui commence.
Dans la cathédrale, la bénédiction des pèlerins est un moment inoubliable, que l’on soit croyant ou non. L’immense encensoir fixé sous les voûtes part et revient et part encore, libérant ses senteurs âcres, volant par-dessus la foule, dans un ballet rythmé par les chants et les prières. J’aurais aimé vivre ce qui, à cet instant, emplit le cœur de ces pèlerins. Mais l’expérience de ce tournage sur le chemin m’aura appris à ne pas essayer de tout comprendre. Ecouter, ressentir, puis tenter de vous le raconter et surtout laisser une part au mystère. Cette histoire leur appartient. Je n’en suis qu’un humble observateur. L’encensoir poursuit ses mouvements hypnotiques. Je sors. Je ne me sens pas à ma place… comme si j’avais pris leurs émotions sans en avoir le droit.
Et repartir encore, parfois dès le lendemain. Guidés par le besoin irrépressible de continuer la marche, certains vont jusqu’au bout de la terre. Littéralement. Car au-delà de Saint- Jacques, une ultime frontière reste à découvrir : le Cap Fisterra. « Là où se finit la terre ». Les Romains pensaient que le monde s’arrêtait ici. Devant, l’océan et sa houle majestueuse qui se brise sur les falaises. Serait-ce la fin de l’histoire ? Derrière, la vie d’avant et ce monde qu’on a pris le temps de connaitre tout au long de ce chemin intérieur. Ici, personne ne peut plus avancer. La frontière ultime, la frontière physique de Compostelle est là. Les pas ne peuvent plus rien. Un de plus et c’est la chute dans l’océan. Seul l’esprit peut s’envoler au-delà de l’horizon et poursuivre son long voyage.
Me replonger dans ce tournage m’a fait un bien fou. Je vous l’ai dit : je n’ai pas fait Compostelle. Juste une série de trois émissions, sur trois grandes parties du chemin, mais cela aura été suffisant pour m’apprendre à marcher. Marcher, comme me l’expliquait une amie rêvant de poursuivre sa route intime, c’est accepter le déséquilibre à chaque pas, accepter de se remettre en question, de n’avoir qu’un pied au sol quand l’autre avance et se dire que si la stabilité, c’est rassurant… c’est surtout l’immobilisme. Avoir les deux pieds sur terre c’est important, à condition de ne pas oublier qu’ils pèsent parfois plus que des enclumes. Voilà ce que j’espère avoir compris de Compostelle.
L’impalpable complexité de l’âme…
L’autre chose, enfin, ramène à l’impalpable complexité de l’âme. J’emploie ce mot sans la moindre connotation religieuse, car je ne suis pas croyant. Et les gens que j’ai rencontrés sur le chemin ne m’ont pas spécialement parlé de Dieu. Sans doute l’ont-ils trouvé au travers d’un bruissement de l’air, d’une lumière limpide après un orage ou d’un sourire silencieux. Peut-être simplement dans les oratoires et chapelles nombreuses sur le chemin. Ils le voient en toute chose et c’est sans doute ce qui les aura portés jusqu’ici. Je le leur souhaite.
Moi, je n’ai pas fait Compostelle, je le redis. Mais ces semaines de confinement encouragent à revenir sur notre propre itinéraire et à cheminer… au moins dans sa tête. Une autre façon d’avancer. Et c’est pour cela que j’ai décidé de vous faire partager ce récit. Puissiez-vous y trouver quelque chose qui résonne avec la période que nous vivons. J’aimerais un jour être capable d’avoir ce courage, cette volonté, de suivre cette route. Avant de me décider, il me faudra accepter d’affronter le plus grand mystère, celui qu’on redoute le plus et qu’on passe son temps à fuir : soi-même.
Merci à Marc de Langenhagen pour avoir initié ce tournage, à ma boîte pour nous avoir laissé sortir de nos terres habituelles, à Aline, Karine et Françoise pour leur précieuse collaboration souvent dans l’ombre, mais sans laquelle rien n’est possible.