L'année du bicentenaire de la naissance du peintre vésulien Jean-Léon Gérôme, un de ses tableaux, resté dans l'ombre d'une collection privée, vient d'être acheté ce 31 mai 2024, 420 000 euros HT lors de la vente aux enchères Daguerre au profit de l'Institut Pasteur. Ce tableau intitulée "L'épave" frappe par sa modernité alors que le Vésulien a une réputation de peintre académique.
15h12, heure de Paris. Les enchères montent dans la salle des ventes. Le commissaire-priseur Romain Nouel de la maison Daguerre se souviendra de cette vente aux enchères si particulière. Le lot numéro 52 fait partie des "vedettes" de l'une des sept ventes consacrées aux trésors d'un collectionneur inconnu. Il s'agit d'une toile aux dimensions ni discrètes, ni imposantes : 70,4 x 106,3 cm. Elle est signée en bas à gauche J. L. Gerome.
Estimé entre 80 et 120 000 euros, le tableau est finalement parti à 420 000 euros (+30% de taxes). "Adjugé à Madame, au fond à gauche". Les enchères ont eu lieu essentiellement en salle. Au préalable, il avait été précisé que le château de Compiègne (géré par le ministère de la Culture) pouvait exercer son droit de préemption.
Est-ce une enchère extraordinaire ? A priori non même si le résultat est élevé. C'est l'histoire de sa découverte et sa place dans l'œuvre de Gérôme qui donnent une aura toute particulière à ce tableau.
Un peintre réputé à son époque
Le peintre vésulien n'est pas un inconnu, loin de là. Cette année, la ville de Vesoul en Haute-Saône célèbre le bicentenaire de la naissance du peintre et sculpteur Jean-Léon Gérome. Tout au long de l'année, exposition, conférence théâtre, colloque international, célèbre le peintre.
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En 2010-2011, le musée d'Orsay lui a consacré une exposition. Les œuvres de Gérôme sont visibles dans des musées du monde entier, en particulier aux Etats-Unis.
Jean-Léon Gérôme fut l'un des peintres français les plus célèbres de son temps. Il fut, durant sa longue carrière, l'objet de polémiques ou de critiques acerbes, notamment pour avoir défendu, contre les générations réalistes et impressionnistes, les codes d'une peinture académique essoufflée.
Musée d'Orsay
Selon les cotations répertoriées par le site Artprice, un paysage aux dimensions similaires de Gérôme a été vendu 292 581 euros en juillet 2023. Un autre intitulé Bethsabée est parti en octobre 2022 à plus de 325 000 euros ( toujours HT). D'autres toiles représentant des animaux dans la nature ont fait des résultats plus modestes à moins de 50 000 euros.
Une collection mystérieuse
Le mystère qui entoure ce tableau provient déjà des conditions de sa redécouverte fortuite. L'histoire est bien racontée par le commissaire-priseur Romain Nouel dans une video publiée sur Instagram.
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Au départ, il s'agit "d’un banal rendez-vous d’inventaire de succession" dans un quartier chic de Paris. Banal mais intriguant, le professionnel ne sait rien de la vie de ce collectionneur. Juste qu'il fut antiquaire à un moment de son existence. En poussant la porte de l'appartement, le commissaire-priseur découvre une manne de trésors : près de 800 tableaux et quelque 20000 feuilles (dessins, estampes, photos).
De cette collection nulle part cartographiée, de ce collectionneur inconnu des principaux experts, nous ignorons presque tout. Se dessine à la lumière de cet amoncellement le caractère d’un homme solitaire, féru d’histoire de l’art, inlassable défenseur de l’Artiste, qu’il soit peintre, dessinateur, sculpteur ou photographe.
Daguerre
Il faudra sept ventes aux enchères pour disperser cette collection impressionnante. Les profits seront versés à l'Institut Pasteur.
Un tableau à part
Stéphane Pinta du cabinet Turquin a été chargé de l'expertise de ce tableau de Gérôme. Il est signé mais surtout il a une provenance. "Une épave" a été exposé en 1901 dans une exposition du Cercle de l'Union artistique. Il est précisé que le tableau appartient au peintre. L'exposition est tellement confidentielle que l'oeuvre ne sera pas reperée pour être mentionnée dans le catalogue raisonné de l'artiste.
Un article de presse du 4 février 1901 évoque également ce tableau. "On peut assimiler à un paysage la marine avec une barque de naufragés qu'expose M. Gérôme. Il y a quelque analogie, pour le sujet, mais différence entre autres choses pour la mise en toile avec le chef-d'œuvre si émouvant de Delacroix au musée du Louvre."
Il s'agit bien d'un bateau avec à son bord des naufragés. Un thème particulièrement contemporain mais traditionnel dans l'histoire de l'art. Ce qui surprend le plus, c'est le cadrage choisi pour ce récit.
L'effet du cadrage avec la mer très haute, la composition strictement partagée par la ligne d'horizon, tiennent presque de l'abstraction. Il accentue cet effet par les nuages étirés en longueur ou les lignes parallèles des vaguelettes. L'immensité de la mer d'huile n'est distraite que par la petite barque dans l'angle inférieur et son mât en biais. C'est là que se joue le drame, car Gérôme n'oublie pas d'être peintre d'histoire.
Daguerre
Gérôme n'était pas qu'un peintre académique, il savait aussi surprendre. Il meurt trois ans après l'exposition du Cercle de l'Union artistique. Le tableau "L'épave" est sorti des radars de l'histoire de l'art. Le voilà à la une de la presse spécialisée juste l'année du bicentenaire de sa naissance. Vesoul s'en souviendra.