Ma France 2022. Suite de notre série consacrée au regard des Français sur la campagne présidentielle. A Saint-Claude, ville du Haut-Jura déjà confrontée à la fuite de ses habitants, la récente liquidation de la fonderie MBF Alu, sous-traitant automobile, prive d’emplois près de 300 personnes. Récit et diaporama sonore.
Nous venions tout juste de garer notre voiture, aux couleurs de France 3, dans une des rues du centre-ville. Les portières n’étaient pas encore refermées qu’un passant nous interpelle : « Vous venez filmer le désastre de Saint-Claude ? »
« A ce point ? », lui répond-on. « On n’en est pas loin », assène le vieil homme, qui tourne aussitôt les talons et reprend sa promenade.
Saint-Claude, un désastre ? Nous sommes allés poser la question dans une institution de la cité haut-jurassienne : la Maison du Peuple. Nous y avons rencontré un pilier de l’association La Fraternelle, fondée ici en 1881. Roger Bergeret est un « retraité très occupé ». Cet ancien professeur d’histoire-géographie, passionné d’archives et auteur de pièces de théâtre, s’investit ici depuis les années 1980.
Au départ épicerie coopérative créée par le cercle ouvrier de l’époque, la Frat’, comme l’appellent les initiés, se voue aujourd’hui à l’éducation populaire. Elle anime un café associatif, un cinéma, un théâtre, organise des résidences d’artistes, expose des œuvres…
« Ici, c’est une utopie, presque une construction fouriériste », nous explique fièrement l’administrateur, 84 ans, l’œil et l’esprit toujours vifs. Dans la pièce où il nous reçoit, tasses de café et biscuits sur la table, un exemplaire du journal Le Jura, « organe hebdomadaire de la fédération socialiste », daté du 7 novembre 1928, côtoie sur les murs un portrait d’Henri Ponard, tourneur et fils de tourneur, président emblématique de la Fraternelle qui fit voter les statuts coopératifs de 1896, un modèle du genre. En 1919, fort de son engagement associatif, Ponard est élu maire et conseiller général. Il devient même député cinq ans plus tard.
10 000 suppressions d'emplois industriels en 25 ans dans le Jura
A Saint-Claude, la gauche a connu son âge d’or, une période désormais révolue. « Saint-Claude, ville industrielle, avait une forte population ‘de souche’, excusez-moi d’employer ce terme, au passé socialiste. Ce réservoir électoral s’est complètement vidé, constate Roger Bergeret. Les industries de Saint-Claude, autrefois, employaient une main d’œuvre bon marché, beaucoup d’OS [ouvriers spécialisés, ndlr] , peu de cadres… La clientèle du PS puis du PCF a fondu ». Pour répondre à la demande, les ateliers et les usines font venir la main d’œuvre de l’étranger. Ces immigrés n’ont bien souvent pas le droit de vote. Puis l’industrie a commencé à s’automatiser, les machines ont remplacé les bras. Si le Jura reste un département industriel, près de 10.000 emplois ont été supprimés dans le secteur entre 1990 et 2015. Dans une étude de 2019, l’Insee rapporte que « près des deux tiers des disparitions d’emplois industriels du département relèvent de la zone d’emploi de Saint-Claude ».
L’ex-enseignant reprend : « Dans les années 1980, Saint-Claude avait le plus fort taux d’emploi industriel de Franche-Comté, peut-être de France, avec le diamant, le lapidaire, la tannerie, la mécanique de précision, la lunette… Les ¾ de la production étaient exportés. Et puis les patrons ont cherché un plus faible coût de main d’œuvre. Ils ont commencé à délocaliser. Les fonds d’investissement ont racheté les entreprises, les ont vidées. »
Le désastre de Saint-Claude, c’est un désastre industriel. Le dernier exemple, c’est Manzoni Bouchot.
Roger Bergeret, historien et bénévole associatif
Manzoni Bouchot, c’est MBF, du nom des deux mécaniciens sanclaudiens qui fondèrent ici leur atelier en 1941. Une petite affaire prospère, qui devient rapidement une fonderie. Spécialisée dans la production de pièces automobiles, elle emploie jusqu’à 800 personnes au début des années 2000. De cette entreprise emblématique du Haut-Jura, il ne reste rien ou presque. MBF a été officiellement liquidée au début de l’été 2021. Les 270 salariés ne viennent plus que pour des assemblées générales, de temps en temps, et pour s’assurer que leur outil de travail est toujours là.
Découvrez notre diaporama sonore, au coeur de l'usine MBF Aluminium à l'arrêt
Koray Sukran, 50 ans, nous ouvre les portes de ce qui fut pendant un quart de siècle son entreprise. « C’est une usine où l’on entend les oiseaux maintenant, c’est à l’abandon », se désole le délégué syndical Sud. Le sol est jonché d’éclats de peinture, tombés du plafond. Elle n’a pas résisté à l’hiver jurassien, dans des ateliers désormais non chauffés.
« Comme ça fait mal au cœur, lâche Dalila Bel-Akahal en découvrant le triste spectacle. Ça donne trop envie de pleurer. » Elle aussi a la cinquantaine, elle aussi s’est battue pour sauver MBF. Elle a même été placée en garde à vue avec plusieurs de ses collègues en essayant d’interpeller Emmanuel Macron au Touquet le dimanche du second tour des régionales, quelques jours après la liquidation de l’usine, en juin 2021.
« Le président de la République est au courant de notre situation, il n’a rien fait pour nous », enrage l’ancienne cariste, 15 ans de MBF derrière elle : « J’ai cru qu’il me restait 10 ans à travailler. Pour moi, j’allais finir, jusqu’à ma retraite… C’est un gros coup de massue, j’accepte toujours pas. » Un père kabyle, une mère sicilienne, sa famille a quitté Saint-Etienne pour débarquer à Saint-Claude quand elle avait 6 ans : « Mon père travaillait ici en tant que Manzoni. Mes enfants ont travaillé ici, mon petit-fils a fait son stage ici. J’ai la haine ».
Comme Dalila, Koran Sukran est arrivé gamin dans le Haut-Jura. Lui avait 7 ans, ses parents turcs ont quitté le pays pour une France qui, à la fin des années 1970, recrutait à tour de bras. Une histoire de famille immigrée comme beaucoup. « Aujourd’hui, Saint-Claude c’est ma ville, c’est ma région, c’est mon entreprise », clame le technicien hygiène sécurité.
Dans les ateliers, les machines se sont tues depuis près d’un an. Pourtant, certaines sont quasi-neuves : « Ce sont des investissements qui ont été faits spécifiquement pour Renault, des presses, des commandes numériques ». La fonderie avait su prendre le virage technologique du secteur automobile, lançant par exemple la fabrication de carters d’embrayage pour moteurs hybrides. Si MBF a été victime d’un actionnaire peu scrupuleux, l’usine haut-jurassienne a aussi été lâchée par ses principaux clients, les constructeurs français.
« Tout ça, c’est pour que d’autres s’en mettent plein les poches. C’est juste pour une question d’argent que cette usine ferme, juge le délégué syndical. On voit bien les constructeurs : Stellantis, 14 milliards de bénéfices pendant la crise du covid. Il y avait de quoi maintenir l’outil sur place. Il suffisait juste qu’ils soient un peu moins gourmands. »
« C’est une volonté politique de laisser faire les constructeurs. Eux, ils en profitent au maximum, avec nos impôts, notre argent. Et on fait que les aider, pour fermer des entreprises. C’est incompréhensible, peste Koran Sukran. On a été sacrifiés, dupés, abusés, que ce soit par Stellantis, Renault ou l’Etat, parce que l’Etat nous a dit ‘On va vous accompagner, on va vous aider, on va vous trouver des solutions’. La seule solution qu’ils ont pour nous, c’est le reclassement ailleurs ».
Les salariés licenciés sont orientés vers des contrats de sécurisation professionnelle (CSP), un dispositif censé favoriser les reconversions. Sur les 270 ex de MBF, une soixantaine a retrouvé un emploi, pas toujours en CDI. « On est déjà dans une zone sinistrée. L’emploi, c’est très compliqué à trouver. Les salariés qui avaient un savoir-faire, de l’expérience, sont obligés de se brader, déplore le délégué syndical. Moi, je suis toujours à la recherche d’un emploi. On vous prend pas et on vous dit ‘vous êtes trop qualifié’. C’est le monde à l’envers. »
Carlos Lopez, lui non plus, n’a pas retrouvé d’emploi. Comme une vingtaine d’anciens collègues, il participe ce jour-là à l’AG, assis sur un muret, au soleil.
Quand on lui demande s’il a des pistes de reconversion, la réponse fuse : « Rien du tout ». « Sur Saint-Claude, c’est hyper compliqué, constate l’opérateur sur presse, MBF depuis 18 ans. Pour avoir quelque chose, il faut faire 30 ou 40 kilomètres. Au prix du carburant aujourd’hui, c’est insoutenable ».
Juste en face de l’usine, de l’autre côté de la rivière la Bienne, le supermarché vend ce jour-là le gazole à 1,97 euro. Pour le sans plomb 95, c’est déjà 2,12 euros le litre. Au cœur d’une vallée encaissée, relativement enclavée et à l’écart des grands axes, Saint-Claude et ses habitants payent peut-être plus qu’ailleurs l’envolée des prix du carburant.
Frédéric Thomas, 55 ans, fait partie de ceux qui ont retrouvé un emploi. Ce technicien va devenir régleur, mais dans un autre secteur d’activité. « La fonderie pour moi, c’est une passion », lâche-t-il pourtant comme un cri du cœur, lui qui a déjà connu une fermeture d’usine, quand il travaillait dans l’ouest de la France. Déjà une fonderie.
« L’industrie, ça ne marche pas parce qu’il n’y a pas d’entrepreneurs industriels en France. Il n’y a que des rentiers », accuse-t-il. Au terme « pays low cost », prisé par les dirigeants d’entreprises, il préfère « pays d’esclavage », « puisqu’on va payer ces gens-là 500 euros, sans droit du travail ».
Frédéric s’en prend aussi aux mots choisis par les responsables politiques : « Qu’ils arrêtent de nous parler de charges. Les charges sociales, ce sont des cotisations, ce sont nos salaires. C’est comme les plans de sauvegarde de l’emploi, c’est des licenciements ! »
La campagne présidentielle ? Peu de candidats trouvent grâce aux yeux des ex-MBF. « Leurs programmes ça parle de quoi ? Immigration, musulmans, voile. Voilà ce qu’on entend. Ils veulent qu’on vote pour eux ? Mais qu’ils nous fassent un vrai programme », réclame Frédéric.
Lui a choisi de voter, « pour une fois ». Il glissera un bulletin Mélenchon dans l’urne.
Beaucoup de ses collègues ont choisi, eux, de ne pas choisir. « Ils font tous leur bla-bla. Je n’ai plus confiance en eux. Pour moi, c’est tous des menteurs. De toute façon, j’ai décidé : je voterai pas », tranche Dalila.
Carlos, le Portugais, n’a pas le droit de vote. Mais il l’assure : « Si j’avais la nationalité française, je n’aurais pas voté du tout. Ils viennent juste à la chasse aux voix mais une fois qu’on a voté, on passe aux oubliettes ».
C’est vraiment des politiciens. Ils vous disent ce que vous avez envie d’entendre pendant les périodes électorales, après les élections, ils oublient tout. Ils ne servent à rien. On a l’impression qu’ils sont décalés par rapport à la réalité des choses. Électoralement ça va se traduire par des votes blancs, ou pas de votes du tout.
Koray Sukran, délégué syndical
Retour en centre-ville, à la Maison du Peuple. Roger, l’agrégé d’histoire à la retraite, se désole de la situation politique. « L’abstention, c’est la peste blanche de la démocratie. Je ne sais pas si les électeurs ont pris conscience de l’importance de la fonction présidentielle, des pouvoirs absolument énormes du président. On ne peut pas s’en désintéresser, y compris pour donner du poids à l’opposition si l’on n’est pas d’accord avec le président ».
A Saint-Claude, le maire est depuis 2014 Jean-Louis Millet, un souverainiste de droite, passé par Philippe de Villiers, un temps soutenu par le Front national et qui vient d’accorder pour cette présidentielle son parrainage à Eric Zemmour.
« C’est le reflet de cette France d’aujourd’hui : la peur, les arguments sécuritaires, les caméras… » souffle l’octogénaire, issu d'une famille d'ouvriers et de petits paysans . « Chez nous, on a le cœur à gauche, admet-t-il. Pas le romantisme de gauche, les rêves qu’on nous vend, les distributeurs de brioches… Le principe de réalité aussi. J’aimerais qu’on le sente dans les programmes des candidats. »
Du futur président de la République, Roger Bergeret attend qu’il « prenne les citoyens pour des gens responsables » et qu’il « ose casser certains tabous ».
Il se désespère d’entendre des propositions sur l’euthanasie, la laïcité ou l’associatif. « Il y a une générosité chez les jeunes, c’est incontestable. Mais ils ne veulent pas s’engager, regrette-t-il. Allez leur dire : ‘réunion toutes les semaines’ ! Ma femme va avoir 80 ans, elle est toujours trésorière d’une association de 300 bénévoles. On ne trouve personne. »
Sans surprise, le professeur retraité aimerait aussi que les responsables politiques se soucient davantage du sort « des petites villes qui souffrent de la rurbanisation ». Entre 2008 et 2018, Saint-Claude a perdu 20% de ses habitants, passant de 11523 à 9103 âmes (source Insee). Il est aussi là, le « désastre » de Saint-Claude.
La discussion avec notre historien touche à sa fin. A propos de cette campagne électorale, il cite Henri Queuille, président du conseil sous la IVe République : « La politique, ce n'est pas de résoudre les problèmes, c'est de faire taire ceux qui les posent. »
On ne peut s’empêcher alors de repenser aux salariés licenciés de MBF. A Saint-Claude, l’industrie, ou plutôt ce qu’il en reste, est-elle encore un problème à résoudre ? Et pour qui ?