Nous nous sommes rendus à Besançon, dans le quartier Planoise, pour parler démocratie et politique avec les habitants de cette cité trop souvent pointée du doigt, en amont de l'élection présidentielle. Récit.
#MaFrance2022
En avril 2022, les Français sont appelés à voter pour leur nouveau ou nouvelle présidente de la République. En juin, pour leurs députés. A cette occasion, France Télévisions a lancé une grande consultation en ligne baptisée Ma France 2022, plusieurs mois avant les différents scrutins, afin de connaître les préoccupations des Français et faire émerger des solutions citoyennes. Des milliers de propositions ont été faites, sur différents thèmes : environnement, démocratie, santé, industrie ou encore emploi... Nous en avons sélectionné quatre et les avons placés en miroir de certains territoires francs-comtois.
Pour ce premier épisode, nous sommes allés parler politique, démocratie et fonctionnement des institutions avec des habitants du quartier de Planoise. Le but ? Offrir un espace d’expression et surtout recueillir une parole citoyenne marginalisée, au cœur d’un quartier trop souvent pointé du doigt pour ses faits divers et dans lequel le sentiment de mise à l’écart et de mépris est incontestablement plus fort qu’ailleurs.
“Ils viennent toquer chez toi au moment des élections, ils ne te lâchent pas. Mais il faut qu’ils viennent en dehors des élections !” Cette phrase lancée par Nadia en cette belle et fraîche matinée du mois de janvier sur le marché des Epoisses à Planoise est révélatrice de ce que pense une bonne partie des habitants du plus grand quartier de la région. Cette mère de quatre enfants connaît Planoise par cœur. Elle y vit depuis 45 ans. La quinquagénaire a toujours voté même si cette action a perdu du sens au fil des années, comme elle nous l’explique entre deux salutations aux visages connus qu’elle croise.
“Comme tout citoyen, on est quand même beaucoup à se sentir trahis, à se dire qu’on s’est foutu de notre gueule… Mais l’acte de voter reste important. Mais bon, c’est un vote par défaut souvent. On vote pour qu’un ou une en face ne passe pas…” nous confie-t-elle, un brin fataliste. Avec Nadia, on parle de politique locale plus que de la présidentielle et notamment du peu de contacts directs qu'ont les habitants de Planoise, quartier de plus de 20 000 habitants, avec les élus en poste.
“Les élus condamnés qui continuent la politique, c’est pas normal ça”
Un peu plus loin derrière l’un des stands, je discute avec Baba, vendeur de fruits et légumes sur les marchés à Planoise “de père en fils", précise-t-il plusieurs fois, avec une fierté non dissimulée. Entre deux pesées de légumes, le commerçant de 37 ans le dit sans détour : “Les blabla, qu’on est derrière les habitants de Planoise, c’est du vent. On les voit, ces gens-là, pendant les élections. Après on ne les voit plus.”
Comme Nadia, il dénonce le manque d’accessibilité des élus locaux, les promesses faites et les mains tendues en période de campagne électorale. Il rêve de proximité entre les élus et les habitants des quartiers. “Pour moi, un élu de quartier, c’est le papa ou la maman du quartier. Il faut voir le personnage. Quand on n’a pas de lien direct, c’est déchirant. J’ai besoin qu’on m'écoute moi, personnellement.”
“Vous insistez bien sur le fait que je suis déçu !” nous demande-t-il. Au fil de la discussion, on se rend bien compte que les déceptions sont multiples et touchent plusieurs sujets, bien au-delà des enjeux liés à la future élection présidentielle. Le sentiment d’injustice est grand dans la bouche de Baba. “Nous on est des petits. Au pouvoir c’est la grande mafia. Macron, son bras droit, Alexandre Benalla, on en parle plus ? Là on parle que de corona. Les élus condamnés qui continuent la politique, c’est pas normal ça. Il est hors la loi, il trahit et on le revoit… J’ai horreur de ça moi” lance le commerçant.
Le monde il est tellement tordu que tu sais même pas où te mettre. C’est tellement bizarre leur système… C’est tous des hypocrites. Et plus tu es hypocrite, plus tu seras haut.
Baba, primeur au marché de Planoise
Visiblement révolté, le vendeur pose un sachet de légumes sur sa balance avant de le tendre à une cliente qui patiente gentiment pendant notre discussion. Il précise, comme une triste conclusion : “Ça me dégoute, laisse tomber... Ça m'écœure vraiment… Ça fait mal au cœur.”
“Cette population est une population à rencontrer”
Nadia, la mère de famille confirme le sentiment d’abandon partagé par beaucoup ici et avoue nourrir une certaine colère à l’égard de la municipalité, notamment depuis que l’équipe en place a décidé de démolir la passerelle rouge qui marquait l’entrée du quartier, “sans l’expliquer aux Planoisiens et sans concertation avec les habitants”. Cette démolition a été réalisée dans le cadre du projet de rénovation du quartier Planoise. Sur internet, on trouve une documentation fournie du projet de la municipalité en place et de nombreuses informations. Pourtant, cela ne semble pas arriver jusqu’aux oreilles des habitants du quartier.
Pour le projet de rénovation, il faudrait aller voir les gens sur le marché pour leur expliquer. Quand des politiques viennent pour discuter c’est dans leur intérêt. Sinon le reste c’est les réseaux sociaux, internet ou les mails. Ces méthodes ne marchent pas ici…
Nadia Hachemi, habitante de Planoise
Cette constatation est partagée par Myriam Kebani, réalisatrice du documentaire “Fenêtre sur Planoise”. Pendant plusieurs mois, la native du quartier de Planoise désormais parisienne a rencontré des habitants de la plus grande cité franc-comtoise, dont plusieurs jeunes.
Selon elle, un important travail de pédagogie sur le terrain est nécessaire pour rapprocher les populations des quartiers des enjeux liés à la citoyenneté. “Des personnes comme vous ou moi, on va essayer de comprendre l’info, on sait où la trouver. Ces personnes-là ont d’autres préoccupations. Quand on parle de précarité, c’est dans tous les domaines. Cette population est une population à rencontrer, à voir en direct” explique-t-elle.
C’est aussi ce que pense Joëlle Cailleaux, responsable du journal de quartier " La Passerelle" (en référence à la passerelle rouge) créé dans les années 80. Concernant la forte abstention et la conscience citoyenne en berne, elle nous explique que les préoccupations des habitants du quartier sont loin des considérations politiques. “Le saut est beaucoup trop grand pour se réintéresser à la politique. La politique, c’est l’échelon, au-dessus. Il y a un escalier à gravir. L’escalier commence par la vie quotidienne, ensuite il faut se sentir considéré et respecté pour passer à l’échelon supérieur. Alors seulement je peux m'intéresser à ce qu’il se passe autour de moi. Peut-être que si je m'exprime, on m'écoutera. Après, je peux m'intéresser à la politique au niveau plus large” détaille l’ancienne proviseure du collège Diderot, implanté au cœur de la cité.
“Quand on est dans une urgence de fin de mois, une urgence de se nourrir, une urgence d’enfants qui ont besoin de chaussures, etc… On ne peut pas se préoccuper de politique” conclut-elle.
“Si je pouvais je voterais”
En début d’après-midi, on se dirige vers le secteur Île de France, une autre partie du quartier Planoise où se trouvent plusieurs commerces. Deux trois groupes de jeunes sont postés devant les vitrines. C’est l’un des principaux spots de Planoise pour ceux qui “tiennent les murs”. On aborde deux jeunes, Samba et Moussa en leur demandant s’ils ont l’intention d’aller voter au mois d’avril pour l’élection présidentielle.
“Je n’ai pas le droit de vote, mais si je pouvais je voterais” nous répond Samba, de nationalité malienne. Le grand gaillard souriant est arrivé en France à 10 ans. Depuis, il fait régulièrement le voyage jusqu’au Mali. “J’ai passé 4 mois là-bas récemment”. Il semble s’intéresser à la politique avec les yeux de celui qui connaît les avantages et la sécurité qu’offre le système français. “Je m’intéresse à la politique et aux relations entre la France et le Mali surtout” explique-t-il.
Si un élu fait 10% de ce qu’il a promis c’est déjà pas mal. Il faut bien quelqu’un pour diriger de toute façon. La politique c’est compliqué aussi.
Samba, Planoisien originaire du Mali
En opposition aux propos de Samba, Moussa semble ne plus avoir aucun espoir en la politique. Il ne vote pas et n’a pas du tout l’intention de s’y mettre. Il rejette en bloc la politique et le système, “aux mains des multinationales et des riches”. Il ne se sent pas dans le même monde que les dirigeants de ce pays. Il cite plusieurs cas de “magouilles” et de corruption d’élus qui lui ont prouvé au fil des années qu’il ne pouvait plus avoir confiance en ce système dans son ensemble.
"Ça ne sert à rien de voter, ils nous prennent pour des pions” explique-t-il, en critiquant notamment la gestion de la crise sanitaire. “Pfizer, ils ont été condamnés plein de fois et maintenant c’est eux qui sont censés nous soigner…” nous dit-il, faisant effectivement référence à une information vérifiée par ici.
Ce mélange des genres, à l’heure où les informations circulent énormément, favorise évidemment le rejet de la politique institutionnelle et la perte de confiance en nos gouvernants et en leur capacité à construire un monde juste pour toutes et tous.
Myriam Kebani, qui a passé du temps avec plusieurs jeunes sur Planoise, nous en parle aussi : “Les jeunes ne sont pas dupes. Quand on parle de mise en examen d’élus, tout se sait désormais. Vu ce qu’on entend, vu ce qu’on voit, est-ce que ces jeunes ne se disent pas - ‘Mais attendez, regardez ce que vous vous faites !’?”
Du constat à l’action
Au fil de la journée, cette question nous revient en tête inlassablement, comme lorsque nous avions réalisé une série de portraits de quartiers francs-comtois en amont de l’élection municipale de 2020 : comment améliorer la situation des habitants des quartiers ? Comment faire renaître le sentiment de fierté et la sensation d’être un citoyen au même titre que les autres ? La route semble longue et sinueuse mais l’urgence se fait sentir, comme le confirme Myriam Kebani : “Le lien social est à deux doigts de se rompre. Si on ne s’occupe pas de la jeunesse, cela va être catastrophique. Il ne faut pas avoir peur d’aller sur le terrain.”
Le terrain, c’est l’endroit qu’a choisi d’occuper Nadia Hachemi. La Planoisienne a de l’énergie à revendre et n’a pas l’intention d’abandonner son quartier. L’ASH de métier, en poste au CHU de Besançon, se bat quotidiennement pour que Planoise soit autre chose qu’un espace défavorisé où se mêlent pauvreté, trafics de drogue et sentiment de déconsidération. “Quand des collègues de travail me disent qu’ils contournent Planoise pour rentrer chez eux, ça fait mal au coeur” avoue-t-elle.
On aborde avec elle la question de la responsabilité des médias. “Certains articles, je suis d’accord, c’est la réalité, je ne vais pas le nier. Après, sur certains, c’est exagéré.”
Elle poursuit sa réflexion : “La presse, ils sont souvent dans le négatif. Planoise c’est pas que le deal, les gangs, les délits… C’est important de parler des choses positives ! Pour l’image qu’ont les citoyens et pour l’image qu’on a de notre quartier aussi. La presse se focalise souvent sur ce qui tourne autour de la drogue, des règlements de comptes. Le journal La Passerelle, par exemple, on se sert de ça pour valoriser les belles choses qui se passent à Planoise.”
Nadia est justement la présidente de l’association Planoise Valley, créée dans le but de “valoriser l’image de Planoise, de démontrer son dynamisme, ses atouts, sa pluralité et la richesse de ses habitants, notamment les jeunes”.
Favoriser les initiatives positives et œuvrer pour le lien social n’a jamais été aussi important dans ce quartier qui a fait plusieurs fois les gros titres de la presse nationale ces dernières années, après plusieurs règlements de comptes liés au trafic de drogue. “On sait que les médias participent à façonner les peurs sociales. Les médias nationaux jouent des titres. C’est un traitement médiatique qui est très très mal vécu par les habitants. Cela favorise la stigmatisation” confirme Myriam Kebani, la réalisatrice.
INFOGRAPHIES. Le quartier Planoise en chiffres
Lutter contre la précarité, l’isolement et promouvoir l’éducation sont également des leviers à actionner pour permettre aux citoyens de s’impliquer, ne serait-ce que par le vote, dans un processus démocratique et citoyen. “Les luttes contre les inégalités économiques et sociales et l’amélioration de la démocratie doivent être pensées ensemble. Justice sociale et démocratie sont indissociables” confirme d’ailleurs le très intéressant rapport baptisé “La démocratie française sous tension”, réalisé en juillet 2020.
L’avis d’un chercheur sur les questions de citoyenneté et démocratie
Afin d’apporter un éclairage scientifique sur les questions et enjeux soulevés lors de notre reportage de terrain, nous avons interrogé Guillaume Gourgues, chercheur en science politique et maître de conférence à l’université de Franche-Comté durant 6 ans, désormais en poste à Lyon 2.
> Concernant le besoin de transparence des citoyens sur le rôle et les avantages des élus :
Guillaume Gourgues : “Je ne suis pas un spécialiste du sujet, mais il est frappant de constater que cette demande de transparence est souvent corrélée aux revendications démocratiques. Derrière les appels à la transparence, on retrouve en réalité une remise en question d'une dérive de la professionnalisation des élus. Ces derniers apparaissent comme en rupture avec le reste de la société, du fait notamment d'un train de vie au-dessus de la moyenne qu'ils chercheraient à conserver en se représentant sans cesse à toutes les élections. Sur ce thème, le débat est bien sûr parsemé de paradoxe : des élus condamnés pour des prises illégales d’intérêt continuent de remporter des succès électoraux alors même que le manque de probité de la classe politique est pointée par un nombre important de citoyens qui s'abstiennent. Mais le problème de fond est d'une autre nature : l'accès à une rémunération, qui avait été la condition historique d'un accès des classes populaires aux mandats électifs, est désormais assimilé à des "avantages" captés durablement par des députés parmi lesquels ne siègent plus aucun ouvrier par exemple... “
> Concernant la nécessité d’égalité de traitement entre élus et citoyens notamment face à la justice :
“La multiplication des démêlés judiciaires des élus, qui est une preuve tangible et bienvenue que des pratiques tolérées hier ne le sont plus aujourd'hui, est bien sûr interprétée comme le signe du sentiment d'impunité dans lequel s'embourbent souvent des responsables politiques. Et la difficulté, c'est que pour réglementer cette part de la vie politique, il faut en passer... par les hommes politiques eux-mêmes ! Imposer une perte de fonction, voire une inéligibilité systématique, suite à des condamnations pour prise illégale d’intérêt par exemple, auraient l'avantage d'éviter que des élus condamnés s'appuient sur leurs réseaux de clientèles électorales et d'affidés pour remporter des scrutins auxquels presque plus personne ne vote... Mais je ne suis pas juriste : sur un tel sujet, il est indispensable d'aller dans le détail sur les circonstances, le type de délit, ou l'étape de la procédure judiciaire qui déclencheraient ce genre de sanction. En matière de justice et de présomption d’innocence, il faut toujours agir avec la plus grande prudence.”
> Concernant la presse et son rôle dans une société démocratique :
“L’intérêt de médias libres, indépendants et pluralistes est absolument central pour la démocratie. C'est même une condition sine qua non. Mais une fois encore, plusieurs problèmes s'entremêlent. D'un côté, on voit monter une défiance très forte vis-à-vis des médias dominants et surtout des chaînes d'information en continu. Cette défiance peut connaître des dérives flirtant avec le conspirationnisme, et prenant la forme des divers courants de la "réinformation" [ndlr, terme utilisé le plus souvent par l'extrême droite depuis la fin des années 1990, présentée comme une « alternative » à ce qui est considéré comme les « médias traditionnels »], plus ou moins délirants d'ailleurs. D'un autre côté, il y a un problème sérieux et structurel dans la possession des médias, comme le souligne très justement l'économiste Julia Cagé depuis plusieurs années. Sans produire automatiquement des médias aux ordres du pouvoir, ces monopoles médiatiques ne sont pas acceptables car ils dégradent structurellement la qualité de l'information en précarisant les journalistes et en les soumettant à des impératifs productifs et commerciaux. A l'échelle locale, on voit bien le problème de ce manque de pluralisme avec des médias ultra-dominants, intégrés dans de grands groupes, et qui servent bien souvent un "journalisme de préfecture". Face à ça, les médias indépendants, locaux et nationaux, livrent une bataille de tous les instants pour exister ! Mais à force de dénigrer "les médias" en général, et à ne faire confiance qu'à des sources labellisées par leurs soins, les réseaux de réinformation n'apportent en fait aucune aide aux journalistes en quête d'indépendance, et c'est vraiment regrettable. Il ne suffit pas de dénoncer ou de contrôler les médias, il faut soutenir économiquement ceux qui revendiquent leur liberté face aux pouvoirs économiques et politiques !”