"Limiter la prise en charge des mineurs étrangers isolés" : on vous explique la polémique provoquée par la motion du conseil départemental du Territoire de Belfort

Jeudi 28 septembre, le conseil départemental du Territoire de Belfort adoptait à l'unanimité une motion pour "limiter la prise en charge directe" des mineurs étrangers isolés sur son territoire. La collectivité mettait en avant une "saturation" des dispositifs de protection de l'enfance. Mesure "illégale" pour certains, "nécessaire" pour d'autres, cette décision a très vite créé une polémique, jusqu'au gouvernement, avant un rétropédalage. Explications.

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Des dispositifs de protection de l'enfance "saturés", un nombre de jeunes accueillis "en augmentation", des accompagnements à "la complexité accrue", couplés à un recrutement d'assistants familiaux "difficiles" et à "un nombre d'établissements d'accueil limités".

Voilà les raisons qui ont poussé, jeudi 28 septembre, le conseil départemental du Territoire de Belfort, présidé par Florian Bouquet (LR) à adopter une motion pour "limiter la prise en charge directe" de mineurs isolés étrangers "jusqu'à ce que le dispositif retrouve des capacités d’accueil dignes et soit en mesure d’assurer la sécurité de tous les enfants".

Une réponse "nécessaire" à une situation "intenable"

Une motion votée à l'unanimité lors de la dernière assemblée publique de la collectivité, y compris par les élus de la Gauche républicaine écologique et sociale (GRES). Très vite, cette décision a provoqué une vive polémique, remontée jusqu'au gouvernement Macron. Pourquoi ? Car cette motion est une première dans l'Hexagone.

En France, la compétence "protection de l'enfance" est départementale. Que beaucoup se plaignent du manque de moyens, et de dispositifs "embolisés", ce n'est pas nouveau. Avant l'été, de nombreux conseils départementaux ont ainsi alerté sur une situation "intenable" face à la hausse des placements d'enfants en danger et à un afflux de mineurs isolés étrangers. Mais instaurer un plafonnement de la prise en charge des mineurs étrangers non accompagnés (MNA) pour tenter de résoudre ce problème est une première au niveau national. 

À ce jour, nous accompagnons 452 jeunes relevant d’une mesure d’hébergement en protection de l’enfance. Entre 2020 et 2023, le Département a accueilli 80 jeunes supplémentaires avec annuellement davantage d’entrées que de sorties. [...]. 89 mineurs et majeurs non accompagnés évoluent sur notre Territoire pour une offre d’accueil de 61 places.

Florian Bouquet,

président du département du Territoire de Belfort

Dans un courrier adressé à la préfecture de Belfort, deux jours avant le vote de cette motion, Florian Bouquet assurait qu'il n'était "plus possible aujourd’hui de répondre à des accueils supplémentaires" alors que le Territoire de Belfort compte "37 enfants" français "sans solution d'accueil". 

L'élu insistait sur les "3 millions d’euros annuels" investis par le Département dans "l’accompagnement des MNA, et de ceux devenus majeurs dans le cadre de leur insertion", tout en pointant du doigt le manque de soutien de l’État, "alors même que la politique migratoire est de son ressort exclusif" concluait l'élu Les Républicains. "À l’avenir, tout nouvel accueil ne pourra s’exécuter qu’à l’aune d’une sortie du dispositif". 

Une motion qui "choque"

De nombreux acteurs du milieu de la protection de l'enfance, interrogés par France 3 Franche-Comté, se sont dit "scandalisés" par cette décision. "Quel choc" souffle Odile Bertrand, ancienne avocate spécialisée dans le droit des familles et de l'assistance éducative, à Belfort. "Cette décision est simplement illégale. Le département a le devoir d'accueillir ces jeunes. C'est une violation complète de la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE), pour qui les mineurs isolés résidant sur le sol français ont les mêmes droits que les mineurs de nationalité française".

Point de vue partagé par une autre figure judiciaire du secteur de la protection de l'enfance belfortaine, qui a souhaité rester anonyme. "Nous sommes ici sur une stigmatisation qui est indéfendable", assène-t-elle. "Et puis le timing m'interroge. Dans mes fonctions, je traite de nombreux dossiers de mineurs non isolés. Et ceux-ci sont en baisse constante depuis la sortie du Covid. Je pense que les problèmes sont plus structurels. On déplace le problème".

Car si la totalité de nos interlocuteurs sont en effet d'accord avec le Département sur l'état "inquiétant" du secteur de la protection de l'enfance, la plupart estiment que pointer du doigt les MNA ne changera rien. "C'est vrai, on manque de tout" reprend Odile Bertrand. "Des places en foyers, des familles d'accueil... Le métier d'assistant éducatif n'attire plus. Tout ça fait que les temps d'attente s'allongent. Aujourd'hui, il faut neuf mois pour qu'une mesure éducative devienne effective".

Mais c'est un problème de protection globale. Ne plus s'occuper des mineurs isolés n'améliorera pas les choses. Faire cela, ça ne sert qu'à monter les gens les uns contre les autres.

Odile Bertrand,

ancienne avocate spécialisée dans le droit des familles et dans l'assistance éducative

Alors quand quelques jours plus tard, dans un entretien accordé à nos confrères de l'Est Républicain, le même Florian Bouquet explique "qu'il n'est pas acceptable que les enfants de la République soient moins bien traités que des jeunes dont on ne sait rien, dont les deux tiers, d'ailleurs, s'avèrent être des majeurs, pas toujours isolé comme ils disent", la polémique enfle un peu plus... jusqu'à atteindre le gouvernement d'Elisabeth Borne.

"Je suis particulièrement vigilante au respect des droits fondamentaux de tous les enfants dans notre pays", a réagi, le 10 octobre, la secrétaire d'État à l'Enfance Charlotte Caubel auprès de l'AFP. Elle a annoncé prendre "acte du positionnement politique" du Département. Lyes Louffok, militant des droits de l'enfant et ancien membre du Conseil national de la protection de l'enfance, va même plus loin. "Une préférence nationale est ainsi mise en œuvre par les LR" assure-t-il.

Le front transpartisan du conseil départemental se fissure lui aussi. "C'est une trahison", s'insurge Bastien Faudot, tête de file de la GRES (Gauche républicaine, écologique et sociale). "Nous avions signé cette motion pour créer un bras de fer avec l'État, pour le faire réagir, pas pour mettre en concurrence les enfants étrangers avec les enfants nationaux". Bastien Faudot a annoncé se désolidariser des propos de Florian Bouquet.

Le détournement du message initial crée la méfiance : peut-on encore imaginer des déclarations communes sans tenir compte des arrière-pensées politiciennes d’une majorité départementale qui court derrière le RN ?

Bastien Faudot,

Extrait d'une future tribune des élus de la gauche républicaine écologique et sociale, à paraître dans le prochain magazine du Conseil départemental

Et quand on lui fait remarquer que dans le texte signé par son groupe, la limitation de l'accueil des MNA était déjà présente, Bastien Faudot assure "qu'en tant que politique, il est de mon devoir de tenter de trouver des solutions à une situation plus que tendue". "On est déjà dans l'illégalité en ne pouvant pas prendre en charge 37 enfants. Donc, on fait quoi maintenant ?" argue-t-il.

L'homme de gauche se défend de toute stigmatisation, révélant avoir "largement amendé" la proposition de motion initiale présentée avant le vote par Florian Bouquet. Selon des documents consultés par France 3 Franche-Comté, la première version de la motion annonçait en effet que "le Département ne proposera plus de mise à l’abri ni de prise en charge directe". Dans la version finale, c'est le verbe "limiter" qui est finalement employé.

Une motion largement amendée

Un paragraphe, disparu dans la deuxième mouture de la motion, celle votée en Assemblée, pointait également du doigt "la non-exécution des OQTF qui relèvent du pouvoir du Préfet. Cette situation contribue à l’embolie des capacités d’accueil du Département".

Interrogé par France 3 Franche-Comté après coup, Florian Bouquet a reconnu "des erreurs et des ambiguïtés sur la terminologie de certains termes". Le président du conseil départemental le répète, il n'a "jamais marché avec l'extrême-droite" et "ne commencera pas aujourd'hui". 

Demain, si j'ai un mineur isolé qui arrive, bien sûr qu'on va le prendre en charge. Je n'ai jamais compté mettre cette motion à exécution. C'était un cri du cœur des agents de l'Aide sociale à l'enfance du département, et de ses élus. J'ai tiré la sonnette d'alarme, voilà tout.

Florian Bouquet,

président du conseil départemental du Territoire de Belfort

Pour compléter ce rétropédalage, Florian Bouquet admet même que ses propos tenus lors de son interview polémique sont "des maladresses de langage". "Je veux que tous les enfants soient pris en charge", complète-t-il. "Sinon, je n'aurais pas annoncé la construction d'une nouvelle Maison d'enfants à caractère social (MECS), ni celle d'une nouvelle pouponnière. Mais les professionnels n'en peuvent plus. Il y a une telle désespérance que je devais agir".

Et ça marche. Celui qui se définit comme un "lanceur d'alerte" sur les conditions de la protection de l'enfance a, selon nos informations, été reçu mercredi 11 octobre par le préfet du Territoire de Belfort, Raphaël Sodini, jusque-là resté silencieux. 

J'étais inquiet après la réaction de la secrétaire d'État à l'Enfance, Charlotte Caubel. Mais on a clarifié cela avec M.Bouquet. Jamais le département n'a eu la volonté de se soustraire à ses obligations légales. C'était un signal d'alarme. Maintenant, nous allons les aider.

Raphaël Sodini,

préfet du Territoire de Belfort

En effet, la préfecture a accepté de travailler à l'insertion professionnelle des mineurs isolés lorsqu'ils passent l'âge de 18 ans, et deviennent ainsi majeurs. "Cela devrait permettre de fluidifier les dispositifs d'accueil" espère Florian Bouquet. Pour rappel, depuis février 2022 et la loi Taquet, les Départements doivent s'occuper de l'insertion des MNA, et les accompagner jusqu’à l'âge de 21 ans. 

"La protection de l’enfance est en crise"

L'aide pourrait aussi venir des hautes sphères de l'État. Dans une interview donnée le 11 octobre au journal Le Figaro, la Secrétaire d'État à l'Enfance a admis que "la protection de l’enfance est en crise". Charlotte Caubel a annoncé tendre "la main aux départements pour redéfinir le cadre de notre travail commun. Toutes les options sont sur la table", y compris une recentralisation de la protection de l'enfance.

Des réactions qui tendent à donner raison au "cri du cœur" de Florian Bouquet ? "On connaît la situation tendue des départements. Mais j'espère que ces prises de paroles ne sont pas liées à la motion des élus du Territoire de Belfort, car leur façon de faire reste très gênante", complète un membre d'une association active dans la protection de l'enfance et la défense des mineurs isolés, qui préfère rester anonyme. 

Pour protester, se faire entendre, dénoncer des choses qui ne vont pas, on pointe toujours du doigt les mêmes personnes : les étrangers. Même si les menaces ne sont pas mises à exécution, cela renvoit un très mauvais message vis-à-vis des MNA. On reste dans la stigmatisation. 

Un membre d'une association engagée dans la protection de l'enfance et la défense des mineurs étrangers isolés

"Derrière tout cela, on sent vraiment des relents racistes et discriminatoires, qui se rapproche des idéaux de l'extrême-droite" conclut cet acteur associatif. "J'ai peur que cette motion constitue un tournant et que d'autres administrations, dans une situation similaire, puisse faire la même chose". 

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