Violences, "plans à 4" et agressions sexuelles : pour la première fois, d'anciens adolescents du foyer Epona près de Belfort témoignent

Placé sous administration provisoire par le conseil départemental du Territoire de Belfort fin août, le foyer Epona à Fontaine près de Belfort, est soupçonné d'avoir été le lieu de manquements graves. Des anciens pensionnaires dénoncent ce qu'ils y ont vécu.

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C'est la première fois que des anciens pensionnaires du foyer Epona témoignent. Depuis le 28 août dernier, ce lieu d'accueil d'adolescents placés par la justice, situé à Fontaine dans le Territoire de Belfort, est placé sous administration provisoire. Il acceuille des jeunes de Franche-Comté ou d'Alsace.

Le conseil départemental soupçonne que de graves manquements s'y soient déroulés. Plusieurs anciens salariés ont dénoncé les conditions de travail, mais jusqu'à présent, aucun des jeunes qui y ont été pris en charge n'avait pris la parole. 

Ça a été beaucoup d'années de souffrance

Morgane*, ancienne pensionnaire du foyer Epona

"Nous, ça ne nous apporte pas grand-chose, mais si on peut aider d'autres jeunes, il faut parler" explique, déterminée, Morgane*. Comme Lucie*, elle a vécu pendant plusieurs années dans le foyer du Territoire de Belfort. Des années rythmées par la violence et le mépris, qu'elles veulent dénoncer.

"On vivait des choses pas belles" soupire Morgane. Camisoles chimiques, agressions, parfois sexuelles, insultes, omerta... Elles décrivent des conditions de vie éprouvantes : "j'en avais tellement marre, j'ai fait des tentatives de suicide" confie Lucie. 

"Ils ont voulu me faire boire du pipi"

Les deux jeunes filles, qui n'ont pas le même âge, ont en commun d'être arrivées au foyer au début de leur adolescence. "Quand je suis arrivée, j'ai eu très vite peur" se souvient Morgane. "Les jeunes étaient agressifs, le petit dernier, il prenait tout dans la figure". 

Au foyer Epona, des jeunes de 12 à 18 ans, placés par la justice, sont hébergés en internat. Des adolescents de 10 à 21 ans peuvent être accueillis en place de jour. Rapidement, Morgane subit du harcèlement de la part des autres pensionnaires. "Plusieurs fois, j'ai retrouvé du pipi dans mon lit, du gel douche ou du dentifrice" se rappelle-t-elle. "Une fois, ils ont voulu me faire boire du pipi et quand j'ai refusé, ils m'ont frappé". 

Selon la jeune femme, les éducateurs ne recadrent que rarement ces comportements : "on vivait des choses pas belles, et quand on en parlait, ils nous remballaient". "Ils étaient sur leurs téléphones, ils nous calculaient pas" rapporte Lucie. "De toute façon, les éducs, personne n'avait de diplôme" tranche la jeune femme, "ils nous l'ont dit, ils s'en vantaient"

C'était totalement fou ce qui se passait là-bas

Un ancien salarié du foyer Epona

Dans les deux arrêtés du 28 août, qui suspendent l'accueil de nouveaux enfants au foyer et placent la structure sous administration provisoire, le conseil départemental écrit avoir reçu plusieurs signalements concordants, rapportant "un recours à des professionnels non-diplômés et/ou non-expérimentés". 

Enfermés à clés, privés de repas

Selon des anciens salariés d'Epona qui souhaitent rester anonymes, actuellement les salariés diplômés se compteraient sur les doigts d'une main, sur plusieurs dizaines d'intervenants : "Ça cause d'énormes soucis, parce qu'ils manquent de posture professionnelle" se désole l'un d'entre eux. 

"Ils nous poussaient à bout" raconte Lucie, "on se faisait tout le temps insulter" affirme Morgane. "À nous dire : de toute façon, vous êtes des pauvres gamins qui ne servent à rien" poursuit Lucie.

Dès qu'on s'énervait, on se faisait mettre au sol par les éducs

Morgane, ancienne pensionnaire du foyer Epona

Toutes deux décrivent des scènes répétées et similaires : des adolescents enfermés à clés dans leur chambre ou privés de repas en guise de punition, des jeunes bousculés par les éducateurs, parfois dans les escaliers. Les deux reconnaissaient avoir parfois "pété un plomb" : "C'est eux qui nous rendent comme ça, moi, je n'étais pas agressive comme ça avant" accuse Lucie. 

La mère de Lucie a, elle aussi, souhaité témoigner : "ma fille m'appelait en pleurs, elle me disait 'viens me chercher je t'en supplie', elle voulait fuguer". Le 6 mars 2024, le groupement de gendarmerie du Territoire de Belfort a adressé une alerte au conseil départemental, s'inquiétant du nombre de fugues dans ce foyer : "34 en 2022, 36 en 2023", et 8 à la date d'envoi du courrier pour 2024.

Camisole chimique ?

"Dès que t'arrives à Epona, ils te donnent des traitements" annonce Lucie. "Pendant un long moment, j'étais la seule pas sous traitement" se souvient Morgane. Tercian, Dépiperon, Trofanil... Les jeunes filles expliquent que ces traitements "les endormissaient". "On était des zombies" commente Morgane. Toutes deux racontent avoir très peu vu le médecin, quasiment une fois par an. Les ordonnances auraient été renouvelées "par téléphone". 

Ils forçaient à prendre des traitements, et ils augmentaient au fur et à mesure

Lucie, ancienne pensionnaire Epona

"Ils m'ont fait passer pour une folle auprès de ma mère, en disant que je déraille complètement sans médicaments" s'agace Morgane. Des traitements que Lucie comme Morgane ont depuis arrêtés.

Deux signalements, reçus les 22 et 28 août par le conseil départemental, rapportent "une mauvaise gestion des prescriptions médicamenteuses des enfants par un professionnel non diplômé qui utiliserait la même pipette pour différents traitements" et un "antidatage réalisé par un professionnel d'une ordonnance médicale d'un médecin psychiatre".

"Plan à quatre dans la salle de bain"

Les deux adolescentes reconnaissent cependant avoir aussi vécu au foyer "de bons moments". "Avec les éducs, on a plus une relation de potes que d'éduc-ados" analyse Lucie. Mais lorsque le sujet arrive sur la table, sa mère s'étrangle : "un éduc qui t'appelle 'ma chérie' ! 'Ma vie' ! C'est pas normal ça !". "Ma mère me dit que ça n'est pas normal, moi je ne sais pas, c'était normal là-bas" soupire celle qui sort à peine de l'adolescence. France 3 Franche-Comté a pu consulter des échanges de messages de ce type entre la jeune femme et son ex-éducateur. Selon Lucie, il aurait une quarantaine d'années. 

'Il y en a plusieurs qui font ça avec d'autres jeunes" ajoute Lucie. "Il y avait des éducateurs très tactiles" reconnaît Morgane, mal à l'aise, "il y en a un, je le repoussais, mais ça ne lui plaisait pas trop". Selon les adolescentes, les comportements sexuels déplacés n'étaient pas particulièrement recadrés : "il y a des jeunes, ils faisaient des plans à quatre dans la salle de bain" se souvient Lucie, sous le regard effaré de sa mère. "Les éducs, ils ont juste crié un coup, mais bon les jeunes ça ne les a pas dérangé et puis voilà" commente-t-elle, avant de souffler : "une fois, ils ont fait ça avec un petit, il avait 13 ans. Bon là, y' a une fille qui a été virée". 

Des viols dissimulés ? 

Les signalements adressés au conseil départemental comportent au moins deux mentions d'agressions sexuelles, entre pensionnaires du foyer : le 28 juin, sont rapportés des "possibles faits d'agression sexuelle et de violence à l'encontre d'une mineure par un autre jeune (...) qui auraient ensuite été dissimulés par la direction"; le 28 août, "la contrainte faite par deux mineurs de 14 et 15 ans sur un autre mineur de 12 ans, (…) de réaliser des actes sexuels sur l'un d'eux et le souhait de la direction de dissimuler les faits". 

C'était pas la première fille qui disait qu'elle s'était fait violée

Morgane, ancienne du foyer

Spontanément, Morgane évoque plusieurs faits de ce type. Il y a quelques années, elle dit avoir été témoin d'un viol : "je suis entrée dans la chambre, ils étaient là...". Elle avait 13 ans. L'adolescente rapporte qu'elle aurait tenté d'alerter le conjoint de la directrice : "Je lui ai dit : écoute, il y a quand même des jeunes qui disent qu'elles se sont fait violer, et moi, une fois, je l'ai vu de mes propres yeux, je ne mentirais pas là-dessus, c'est beaucoup trop grave, il faut porter plainte". 

Selon Morgane, cette jeune fille aurait par la suite fait une tentative de suicide. L'adolescente rapporte que lorsque sa camarade menaçait de passer à l'acte, il est arrivé qu'on lui demande de surveiller la jeune fille, plus âgée qu'elle. 

"J'ai arrêté de parler"

Sa demande n'aurait pas abouti : "on m'a dit qu'on ne sait si elle invente, elle n'a pas de preuves" se rappelle-t-elle. Pourtant, elle l'affirme, "à plusieurs reprises, on avait dit à la coordinatrice que le garçon était insistant et il était sous alcool et sous drogue". "C'était compliqué pour les filles de vivre ça" confirme Morgane. 

"Quand je parlais des trucs bizarres, tout ce qui était sexualité, on me disait que comme j'étais ado, je confondais les choses" ajoute Morgane, "j'en ai eu marre, et j'ai arrêté de parler". 

Quand j'ai voulu aller porter plainte, on m'a dit que si je le faisais, Epona, ça serait fini pour moi, et à l'époque, j'avais pas d'endroit où aller

Morgane, ancienne pensionnaire Epona

Refus d'emmener un adolescent porter plainte, menaces et manipulations reviennent dans les récits des anciens pensionnaires, comme ceux des anciens salariés. "Beaucoup d'éducs ont pris les jeunes par les sentiments pour qu'ils ne parlent pas", dénonce Morgane, "la directrice, plein de jeunes l'appellent "maman", elle corrige pas". 

"Ils me disaient : ta mère, elle te veut pas, elle va te mettre dehors, qu'est-ce que tu vas devenir dehors ?" raconte Lucie, "ils nous ont appris à avoir peur de tout". "Ils m'ont fait croire que ma mère ne voulait pas de moi, et ils lui ont fait croire que je ne voulais pas rentrer chez moi, alors que ce n'était pas le cas", accuse Morgane. 

"Des faits gravissimes"

"Une omerta régnait dans cette structure" confirme Marie-France Céfis, conseillère départementale déléguée à l'action sociale territoriale, à l'enfance, la famille et la santé publique. "Les élus du département sont bien conscients qu'il y a eu des faits gravissimes". Chargée de la protection de l'enfance dans le Territoire de Belfort, elle souhaite préciser : "nous, on ne pouvait intervenir qu'en fonction de ce qui nous était rapporté, et tout était caché". 

Morgane, Lucie et leurs proches ont parfois signalé certains des faits qu'elles nous ont confiés. Mais, venues de départements limitrophes du Territoire de Belfort, c'est à leurs interlocuteurs (conseil départemental, juges), implantés sur ces territoires, qu'elles avaient parlé. 

Contactée, la directrice du foyer Epona n'a pas donné suite à notre sollicitation d'interview. Le foyer, lui, pourrait prochainement fermer ses portes. Son avenir est suspendu au rapport que l'administrateur provisoire de la structure doit rendre le jeudi 3 octobre, et à la décision que prendra ensuite le conseil départemental.

Quant à l'aspect judiciaire, le parquet de Belfort confirme qu'une enquête pour "harcèlement moral et travail dissimulée" est en cours. Ceux qui souhaiteraient communiquer des éléments aux enquêteurs peuvent s'adresser à la Bridage de recherches de Belfort. 

*Tous les prénoms ont été modifiés.

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