Le vent de révolte de la Bretagne était préparé depuis le 28 août. Par les acteurs du monde économique. Et il a soufflé fort sur les braises d'un feu qui couvait depuis plusieurs mois dans l'agroalimentaire breton. Au risque de passer de la révolte... à la révolution. Analyse.
C'était le mercredi 28 août. A Saint-Gonnery, une petite commune du centre-Bretagne. Ce jour là, à l'appel du CCIB (Comité de convergence des Intérêts Bretons), 200 personnes se rassemblent dans une salle des fêtes surchauffée pour définir les modalités d'action face à la crise en Bretagne. Il y a là des agriculteurs, des chefs d'entreprise, des décideurs, des leaders de syndicats, bref tout ce qui représente les différentes filières bretonnes. Un monde économique qui exprime pendant deux heures la souffrance et la révolte qui monte dans la campagne bretonne. Doux, Gad, Marine Harvest, Tilly-Sabco... Depuis quelques mois, la liste des entreprises en difficulté ne cesse de s'allonger, avec à la clé, des milliers d'emplois directs et indirects condamnés à disparaître.
Le CCIB dans les coulisses
En face de l'assemblée, les créateurs du CCIB, issu de l'appel du 18 juin à Pontivy, dénonçant la situation très dégradée de l'économie bretonne (voir encadré). Cette nouvelle structure entend fédérer les acteurs économiques pour établir un contre-poids face à l'Etat, jugé trop centralisateur, trop technocratique. L'une des têtes pensantes du CCIB, c'est Jean Ollivro, géographe et président de Bretagne Prospective, un laboratoire d'idées qui s'affiche politiquement neutre. "L'avenir de la Bretagne, ce ne sont pas des enjeux politiques. C'est un enjeu économique, avec des acteurs qui tissent un vrai réseau et une vraie dynamique à partir de leurs complémentarités. L'idée force est de tracer une vision et d'établir une véritable feuille de route pour l'avenir de la Bretagne".D'entrée de jeu, les leaders du CCIB se défendent de toute idée autonomiste ou d'affrontement avec l'Etat. Car dans la salle, certains propos fleurtent parfois avec les slogans du FLB des années 60-70. Jakez Bernard, le président de Produit en Bretagne, calme les esprits et réclame avant tout un droit à l'expérimentation pour la Bretagne. "Il ne s'agit pas de travailler "contre", mais de travailler pour... Pour la Bretagne ! Imaginer ensemble ce qu'on peut faire de nos réseaux, dans nos entreprises, pour que la Bretagne aille mieux. Nous voulons travailler tous ensemble, plutôt que chacun défende son beefsteack dans son coin ! Nous voulons travailler contre la mort économique qui menace la Bretagne, en raison de l'asphyxie progressive des entreprises."
Dans la ligne de mire de l'assemblée, en cette fin de mois d'août, la fameuse écotaxe, dont on sait désormais ce qu'il adviendra. Mais pas seulement. C'est le fonctionnement de l'Etat dans son ensemble et l'échec de la décentralisation depuis 30 ans qui sont visés. Alain Glon, l'un des leaders de l'agro-industrie bretonne et président de l'Institut de Locarn, sonne la charge : "Il ne s'agit pas d'implorer le système central ou de le bousculer. Laissons-le aller à sa perte ! Il faut que nous réinventions notre propre système. Si nous ne proposons pas de nouveaux projets, ça va être difficile ! En Bretagne, seuls 10 à 20% des entreprises sont capables de rattraper le retard pris par la France face à la mondialisation. Si nous voulons combler le retard, il faut jouer la carte de la territorialité !"Laissons le centralisme aller à sa perte !
Fracture politique... et territoriale
Car dans cette crise sans précédent pour l'agroalimentaire breton, deux fractures se sont réouvertes violemment entre la Bretagne et le pouvoir central. D'une part, 85% des Bretons n'ont plus confiance dans le gouvernement pour résoudre la crise (sondage Ouest-France du 23 octobre). Une fracture politique, comme le résume, de son point de vue, un patron d'une PME des Côtes d'Armor : "Le problème, c'est que nos interlocuteurs ne sont pas du même monde. Difficile de faire comprendre à un maire socialiste, un président de communauté de communes socialiste, un président de conseil général socialiste et à un député socialiste, les problématiques des chefs d'entreprise qui sont souvent vus comme d'affreux capitalistes. Or, le but du jeu, c'est que nos enfants puissent rester vivre et travailler en Bretagne. Pas de s'en mettre plein les fouilles !"Plus inquiétant, patrons et salariés reprochent aujourd'hui de concert aux politiques de ne pas prendre la mesure de la gravité de la crise bretonne, dans des zones rurales délaissées où l'agroalimentaire a toujours été le seul gisement d'emplois. En témoigne l'excellent documentaire La France en Face, diffusé le 28 octobre sur France 3. Aujourd'hui, la mondialisation profite exclusivement aux grandes métropoles, alors que les campagnes françaises subissent de plein fouet les conséquences de la concurrence internationale et du dumping social. Résultat : quand un abattoir ferme à Lampaul Guimileau ou à Guerlesquin, c'est un désastre pour tout un territoire et un cataclysme pour des centaines de familles. Alors, le gouvernement a beau promettre un pacte d'avenir pour la Bretagne, difficile de retrouver un emploi dans des zones géographiques... où il n'y a plus aucun emploi !
Dialogue de sourds
Et maintenant... Que peut t-il se passer ? Jean-Marc Ayrault l'a résumé dans cette formule : "la confrontation doit laisser la place au dialogue". Mais comment organiser aujourd'hui le dialogue entre l'Etat et une région entrée en rébellion, justement contre l'Etat ? Dans les semaines qui viennent, le CCIB va proposer une plate-forme d'une dizaine de propositions concrètes à l'adresse du gouvernement pour un "droit à l'expérimentation économique". Pas sûr du tout que cela suffise à faire bouger les lignes. Bernard Poignant, maire de Quimper et proche conseiller de François Hollande a cette formule : "Il n'y a pas plus français qu'un Breton ! Avec tous les paradoxes que cela comporte. D'un côté, on demande moins d'Etat, et de l'autre, on lui demande toujours de l'aide !" Pendant ce temps-là, Jean-Michel Le Boulanger, le vice-président de la région Bretagne et proche de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, s'apprête à publier le 8 novembre un essai sur l'identité bretonne : "Etre Breton". Lui qui n'hésite pas à traiter publiquement de "nouveaux ploucs de la république", ces "Jacobins qui s'accrochent à une vision dépassée de l'Etat Nation". Bonjour l'ambiance !Il faut réinventer le système
Aujourd'hui, partout en Bretagne, on cherche des idées pour réinventer le modèle économique breton. A l'image de Samuel Tiercelin, un jeune entrepreneur de 36 ans, fondateur d'Open Odyssey, qui réussit cette année à fédérer le travail de 400 étudiants de l'enseignement supérieur breton sur des projets innovants pour la Bretagne. "La difficulté, c'est qu'il faut réinventer tout le modèle ! Travailler sur de nouveaux gisements d'emplois, en s'appuyant sur les filières d'excellence pour la Bretagne : les circuits courts, la relocalisation, les énergies renouvelables, etc. Et y impliquer toutes les acteurs : entreprises, étudiants, chercheurs, collectivités. Le problème, c'est que c'est difficile d'aller expliquer cela à des responsables politiques ou économiques qui fonctionnent sur le même schéma depuis des décennies !" Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, renchérit en expliquant que "la transition, et notamment celle de l'agroalimentaire, ne se fera pas à distance, dans le cabinet du premier ministre !"
Une situation explosive
Voilà tout le monde prévenu ! A tous les niveaux, dans tous les secteurs, la situation est aujourd'hui devenue explosive en Bretagne. Sur le terrain politique, le parti socialiste tente d'endiguer le ras-de-marée de votes protestataires qui s'annonce pour les élections municipales et européennes. Dans une région où il détient pourtant le conseil régional, 21 sièges de députés sur 27, trois départements sur quatre, et la plupart des grandes villes ! En redoutant, de surcroît, une percée historique du vote extrême, dans une région qui a pourtant toujours servi de rempart aux thèses du Front National.C'est une révolte ? Non, une révolution !
Mais il y a plus inquiétant encore. Au plus proche de François Hollande, on sait très bien que les manifestants bretons peuvent être violents quand ils n'ont plus rien à perdre. De tout temps, les Bretons ont une solide tradition d'affrontement avec le pouvoir. 1675 : la révolte des Bonnets Rouges. Des bonnets rouges, devenus aujourd'hui le symbole de la contestation finistérienne. 1961 : Alexis Gourvennec, leader de la contestation paysanne, prend d'assaut la sous-préfecture de Morlaix avec 200 tracteurs et 1500 paysans. 1994 : la manifestation des marins-pêcheurs à Rennes qui dégénère, et qui provoque l'incendie du Parlement de Bretagne.Bref, à regarder l'histoire de la Bretagne, on serait bien tenté de regarder aussi l'histoire de France. Au soir du 14 juillet 1789, alors que La Bastille vient de tomber aux mains des insurgés, le Duc de Liancourt vient en informer le roi Louis XVI. Et celui-ci de s'étonner : "Est-ce une révolte ? Non, Sire, c'est une révolution !"
Le CCIB, c'est quoi ?
Le Comité de Convergence des Intérêts Bretons a été crée le 18 juin 2013, dans la logique du CELIB d'après-guerre(Comité d'Etudes et de Liaison des Intérêts Bretons), fondé le 22 juillet 1950 par des personnalités bretonnes, dont René Pleven et Joseph Martray. Sensé évoluer en dehors du champ politique, le CCIB entend proposer de nouvelles solutions innovantes pour le développement économique de la Bretagne. La région deviendrait ainsi un "laboratoire" d'expérimentations pour l'Etat français.Parmi les leaders du CCIB
Alain Glon, l'un des leaders du secteur agro indutriel breton, président de l'Institut de Locarn, club de réflexions stratégiques sur l'avenir de la Bretagne
Jakez Bernard, président de Produit en Bretagne
Jean Ollivro, géographe, président de Bretagne Prospective, laboratoire d'idées pour la Bretagne
Jean-François Jacob, secrétaire générale de la SICA de Saint-Pol, vice président de la Brittany Ferries, président de Combiwest et d'Agrival
Jean-Pierre Le Mat, historien, chef d'entreprise, président de la CGPME des Côtes d'Armor
Loïc Hénaff, président des Pâtés Hénaff, administrateur de l'ABEA (Association Bretonne des Entreprises Agroalimentaires)