Lannion : Alcatel, une histoire de succès… et de larmes

C’est l’histoire d’une aventure industrielle hors du commun. Rien ne prédisposait Lannion à devenir capitale des télécommunications. Rien, sauf le hasard d’une naissance. 
 

Dans les années 50, tout se concentre à Paris, les administrations, les usines et donc l’emploi. À quelques centaines de kilomètres de la capitale, la Bretagne, elle, est à la peine. Ses petites fermes souffrent à nourrir les familles nombreuses. Les jeunes gens rêvent de modernité et s’en vont chercher le travail là où il est. Loin.
 

Le rôle de Pierre Marzin


Pierre Marzin est né à Lannion, il est ingénieur au Centre national d’études des télécommunications, on lui doit l’invention du système à courant porteur qui a permis d’augmenter la capacité de transmission de chaque fil téléphonique.

En 1955, un comité interministériel propose de décentraliser certaines administrations pour créer de l’emploi dans les régions. Pierre Marzin suggère l’idée d’installer une antenne du Cnet (Centre national d'études des télécommunications) à Lannion.

Aujourd'hui Nokia Lannion, le site télécom a changé de propriétaire mais pas d'emplacement 

"L’air, dit-il, y est très pur et la main d’œuvre bretonne est excellente et abondante."  Il obtient le feu vert du gouvernement et des élus bretons ! Le 23 octobre 1963, le CNET de Lannion est inauguré par le ministre des PTT, Jacques Marette.
 

La distance est parfois une chance


Loin de Paris, et de leur hiérarchie, les ingénieurs du Cnet se sentent libres d’essayer, d’oser. Ils lancent un pari sur l’avenir, raconte Yves Bouvier, maître de conférences à la Sorbonne Université et spécialiste de l’histoire des Télécommunications. Au lieu de travailler sur l’appareil de commutation téléphonique de demain, ils décident de plancher sur celui d’après- après-demain.

Le projet prend le nom de Platon, prototype lannionais d’autocommutateur temporel à Organisation Numérique. Les matériels n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, les transistors ont été inventés en 1948,  mais les chercheurs imaginent utiliser des composants électroniques pour remplacer l’électromécanique des standards téléphoniques. Et bingo. 


La révolution E10 


Il porte un nom un peu barbare, E 10. Mais quand il voit le jour, il est le premier commutateur téléphonique numérique au monde. Il permet de relier bien davantage de lignes que les anciens modèles, façon "Vous avez demandé le 22 à Asnières ?". Le E10 est installé d’abord dans le Trégor, à Perros-Guirec, puis à Paris.

Très vite, le E10 commence à s’exporter ; Pologne, Maroc, Egypte, Côte d’Ivoire... les commandes à l’international représentent 15% en 1976, 28% en 1977. Quatre ans plus tard, deux millions de lignes E10 sont en service dans le monde.


Un bouleversement pour Lannion


Autour du CNET, des industriels se sont installés pour produire le matériel inventé à Lannion.  LTT, la Société lannionaise d’électronique, la SAT… l’industrie électronique employait 200 personnes en Bretagne en 1960, 4 800 en 1970, plus de 12 000 en 1980. 
        
Dans les usines, on recrute à tour de bras. Des femmes surtout, couturières pour la plupart. Elles sont habiles de leurs mains et peuvent saisir les minuscules composants. "Sur recommandation du député ou du curé du coin", sourit Yvon Ollivro, entré en 1973 au service qualité des condensateurs tantale et polypropylène, "elles quittent leurs fermes pour venir travailler à la chaine et monter les cartes électroniques des commutateurs téléphoniques."
        
En quelques années, Lannion voit sa population doubler, passer de 9 000 à plus de 20 000 habitants. On dit alors que c’est la ville de France qui compte le plus de neurones au m². Les salariés sont fiers et heureux. Toutes les semaines, des techniciens, des ingénieurs partent de Lannion vers le Yémen, le Mali, ou la Mongolie. Des ministres chinois, polonais, kenyans viennent régulièrement en visite sur le site, ils sont le centre du monde des Télécoms. 
 


La malédiction


Mais sans le savoir, la ville construit son malheur explique Yves Bouvier : "Les laboratoires du Trégor, les chercheurs travaillent sur les outils de demain, pendant qu’autour d’eux, dans les usines, les ouvriers fabriquent ceux d’hier ! Chaque avancée des chercheurs, chacun de leurs progrès condamnent les emplois de leurs voisins."

Il faut de moins en moins de matériel pour fabriquer les commutateurs, de moins en moins d’heures de travail, de moins en moins de salariés. La première crise éclate en 1983-1984. Certains industriels licencient, d’autres ferment complètement et définitivement leurs portes. Entre 1984 et 1986,  le Trégor doit faire face à 2 500 licenciements, 20 % de ses emplois industriels disparaissent. 
 

Le danger des fusions


Alcatel réussit malgré tout à tenir. Le groupe a multiplié les fusions, avec Thomson en 1983, ITT en 87, Lucent en 2006 ! Alcatel tient, mais les salariés serrent les dents. "Il est toujours difficile de travailler avec ses ennemis d’hier, d’avoir un jour un patron français, le lendemain un chef américain et de se réveiller le 3ème jour sous une bannière finlandaise", raconte Philippe Saint-Aubin, ancien secrétaire du Comité d’entreprise européen d’Alcatel, "on passe notre temps à savoir qui va manger l’autre, d’où viendront les coups, et pendant ce temps, la concurrence, elle, avance. "

Philippe Saint-Aubin a été recruté comme ingénieur en 1983, à l’époque, Alcatel emploie plus de 4 000 salariés. Cela ne va pas durer. 

Car une nouvelle crise se prépare…
 

Les affres de la mondialisation


Quand la Chine propose à Alcatel de venir installer son E10 à Pékin, Alcatel accepte évidemment. Mais très vite, les chinois précisent que pour avoir accès à leur marché, il faudra leur apprendre à faire fonctionner et à fabriquer des commutateurs. "On a tendu le bâton pour se faire battre", résume Philippe Saint-Aubin, et ils ont été battus. 
 
En Inde ou en Malaisie, la main d’œuvre est beaucoup moins chère que dans le Trégor. Alcatel délocalise et en 1996, la direction annonce la fin de l’atelier de production de Lannion. 400 postes disparaissent. 
 
Des sanglots dans la voix, Yvon Ollivro, ancien délégué CGT de l’entreprise lannionaise raconte : "2 ans avant, on envoyait des machines et des process industriels en Malaisie. On m’a demandé d’aller les installer, d’aller former les gens de là-bas pour nous fermer. C’est n’importe quoi. Ils l’ont fait, conclut-il. "Mais sans notre soutien."

Les plans sociaux ne cesseront plus, 2001, 2007, 2008, 2014 ;   - 475, - 217, - 148.  Les soustractions s’additionnent !  En 2008, le site passe sous la barre des 1 000 employés.
 

L’épisode Nokia


En 2015, le finlandais Nokia rachète Alcatel Lucent. Le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron se réjouit du mariage : "les centres de recherche et développement seront maintenus et développés avec des perspectives d’embauche et d’investissements. C’est une bonne opération, une opération d’avenir."

En juin 2020, Nokia annonce 1 233 suppressions d’emplois dont 402 à Lannion. Le site d’Alcatel dans le Trégor a compté plus de 4 000 personnes, demain, ils seront moins de 400. 

 
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