De sa première malade "sous Mediator" à ses recherches scientifiques sur ce "poison mortel", la pneumologue Irène Frachon a livré mercredi au tribunal de Paris un long exposé didactique sur la "toxicité" de ce médicament et sur son rôle de "lanceuse d'alerte" dans ce scandale sanitaire.
La voix est assurée, le corps droit à la barre du tribunal correctionnel. Irène Frachon, 56 ans, qui avait dit attendre "ce procès pénal depuis des années", déroule sa présentation, sans hésitation, une pile de documents à l'appui.
Salle d'audience comble
Pour la première fois depuis l'ouverture le 23 septembre de ce procès-fleuve, c'est une salle d'audience comble qui assiste à ce témoignage-clé.
Comment cette pneumologue au CHU de Brest et mère de quatre enfants en est venue à "dénoncer" l'un des plus grands scandales sanitaires français? "Cela tient à un fil, à quelques indices", affirme Irène Frachon, coiffée de son éternel chignon, pantalon beige et chemise blanche. Aussi à une certaine obstination et à quelques "principes inculqués" lors de sa formation: "La médecine est fondée sur les preuves, presque comme au tribunal", c'est aussi et surtout "ne pas nuire" aux patients, déclare-telle.
Premiers soupçons en 2007
Quand en février 2007, elle examine "une patiente obèse, qui souffre d'une HTAP [NDLR: hypertension artérielle pulmonaire] gravissime" et qui est "sous Mediator", le Dr Frachon, spécialiste de cette pathologie très rare, "tique".
Près de vingt ans plus tôt, quand elle était externe au centre de référence des HTAP, en région parisienne, de nombreuses "femmes jeunes" arrivaient avec "les symptômes de cette maladie". Un coupe-faim des laboratoires Servier, l'Isoméride, est soupçonné; il sera retiré du marché en 1997 comme d'autres fenfluramines, des produits dérivés de l'amphétamine. Elle se souvient aussi des articles de la revue médicale indépendante Prescrire, alertant sur les risques du Mediator, commercialisé depuis trente ans comme un adjuvant au traitement du diabète, mais "régulièrement dénoncé comme étant un dérivé de l'amphétamine".
"Un poison puissant et mortel"
Au début de son "enquête" de trois ans, Irène Frachon doute, "bute", se dit qu'elle s'est "probablement monté le ciboulot", elle n'est après tout "ni pharmacologue
ni cardiologue", insiste-t-elle. Mais de nouvelles patientes se présentent après avoir développé des HTAP ou des valvulopathies cardiaques. Début 2009, alors qu'elle a compilé "onze cas extrêmement graves" et s'est entourée d'une équipe "d'experts", elle est "tombée de l'armoire" quand elle a "compris ce qui était en train de se passer".
Le benfluorex, molécule active du Mediator, et les fenfluramines sont "équivalents", assure le Dr Frachon, qui fait projeter sur un écran schémas et diapositives. Ils libèrent tous deux un "poison puissant et mortel", la norfenfluramine, qui a atteint "le coeur de Marie-Claude", les poumons de "Joëlle", deux de ses patientes décédées.
"Déni inébranlable des laboratoires"
Elle porte ces cas devant l'Agence du médicament, alors appelée l'Afssaps, a "l'intuition que ça ne va pas bien se passer". Lors du "drame de l'Isoméride", elle dit avoir été "marquée par le déni inébranlable des laboratoires Servier", une "ambiance de menaces et de pressions absolument invraisemblable" et des autorités de santé "pétrifiées".
Dans l'affaire du Mediator, les laboratoires Servier sont accusés d'avoir sciemment dissimulé les propriétés anorexigènes de leur antidiabétique et l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps) d'avoir tardé à le suspendre. Il sera retiré du marché le 30 novembre 2009 après un "signal de risque" et Irène Frachon "décide de ne pas en rester là".
Elle publie en juin 2010 "Mediator 150mg, combien de morts ?", un livre attaqué par Servier qui obtient le retrait du sous-titre Une "censure" pour la pneumologue, qui alerte médias et politiques.
"Comme les victimes, je suis à ce jour inconsolable"
Après douze ans de lectures intensives d'études scientifiques et d'études de cas, celle qui se présente comme une "Mediatorologue" jure qu'elle "n'en (veut) pas aux laboratoires Servier". Elle accuse cependant l'industriel d'avoir "acheté le silence" des victimes, dont de nombreuses ont déjà été indemnisées et ne sont pas parties civiles à ce "tardif" procès pénal.
"Comme les victimes, je suis à ce jour inconsolable", lâche Irène Frachon, alors que la présidente du tribunal Sylvie Daunis la presse d'écourter son exposé de quatre heures pour passer aux questions des parties.