Dans les quartiers prioritaires de Brest, le confinement commence à peser. En cette période troublée où les incertitudes s'ajoutent aux difficultés alimentaires, familiales et financières, les éducateurs de rue sont un maillon indispensable pour conserver le lien avec les habitants.
Cet après-midi là, Sylvie Bodenes et Maryse L'Henoret font leur tour dans leur secteur de l'Europe à Brest. Les deux éducatrices spécialisées de Don Bosco répondent à ce qu'elles appellent des "petites demandes" : ici apporter un ordinateur, là un colis alimentaire ou encore livrer des masques cousus par l'association Pique et coud du quartier de Pontanézen.
L'emploi du temps des deux éducatrices est bien rempli même s'il n'a rien à voir avec ce qu'elles font d’habitude. Finis les accompagnements à la médiathèque ou au centre social pour imprimer un CV puis le déposer dans une entreprise, suspendue la mise en route d'un chantier éducatif, tous les dossiers sont à l'arrêt, à l'image de l'économie. Alors faute d'aider à la réinsertion, l'essentiel aujourd'hui est de conserver les liens afin que les effets de l'après confinement ne soient pas dévastateurs.
Les éducateurs sont parfois appelés par les parents démunis devant leur enfant « qui a lâché ». Sollicités pour l'aide aux devoirs, Sylvie aide à la compréhension d'un énoncé, puis passe sans transition d'un commentaire de texte sur Alfred de Musset à l'analyse de gestion de stocks en logistique. Une nouvelle casquette avec laquelle elle jongle.
On est sur le maintien de tout ce qui est vital : un toit, à manger, du lien social.
témoigne Sylvie Bodenes.
Tout ce qu'on a construit est très fragile, si on ne garde pas ces liens-là, on perd un peu tout ça.
Parmi les jeunes femmes que les deux éducatrices ont accompagné, il y a Chamsia Adam.
La jeune Mahoraise de 29 ans est arrivée à Brest en 2013. Dans la vie non confinée, elle est chargée d'accueil à la piscine de Recouvrance.
"C'est ma deuxième famille"
Un travail qui lui plait et qu'elle a trouvé grâce au service de prévention. "Je les ai connus pendant des moments très difficiles. Depuis on ne s'est pas quittés. C'est ma deuxième famille."
Chamsia vit seule. Sa famille est à Mayotte, excepté son petit frère, étudiant, qui vit dans un foyer de jeunes travailleurs à Brest. Celui-ci avait jusque-là l'habitude de venir chez elle laver son linge et récupérer un peu de nourriture. Mais malgré son attestation en poche, il a écopé de 135 € d'amende parce qu'il était trop loin de chez lui. Depuis, il ne sort pas, il s'est renfermé sur lui-même.
Très attachée à son île, Chamsia est investie dans une association qui promeut la culture mahoraise. Les rendez-vous festifs du printemps ayant été annulés, elle commence à trouver le temps long. Mais pas le choix, elle s'adapte.
Salima révise pour le bac
S'adapter, c'est aussi la philosophie de Salima Ayouba. Elle vit sur l'autre rive de la Penfeld, dans le quartier de Kerangoff. Habituellement à l'internat à la maison familiale et rurale de St Renan en terminale, la lycéenne est retournée au domicile familial.
A la maison, il sont 7 dans un trois pièces. Le bac n'est pas encore gagné, mais "elle se donne à fond". Son éducatrice Béatrice est là, en soutien. Salima compte sur son aide pour certains devoirs à rendre.
"La première semaine c'était très dur. Quand tu ne comprends pas, y a pas trop d'aide. Ma mère ne parle pas bien français. Mais on s'adapte, on n'a pas le choix ; quand on a vu que le confinement allait durer, je me suis dit autant s'adapter car sinon ça n'allait pas être en ma faveur."
Salima est d'un naturel positif. Même si revenir à la maison signifie avoir moins de liberté, elle apprécie de passer du temps en famille. "On regarde la télé. On papote, on fait à manger ensemble." Salima se réjouit de passer le ramadan avec les siens plutôt que seule à l'école.
Si dans le quartier quelques habitants réfractaires à l'autorité ne se sentent pas concernés par l'état sanitaire, beaucoup, au contraire, osent à peine sortir, par peur du danger. C'est le cas chez Salima.
S'il n'y a personne en bas, on sort 10 à 15 minutes et on remonte. Je sais qu'en restant chez moi, je sauve des vies alors je sors juste pour faire des courses.
Elle partage l'appartement avec son neveu, Islahidine, élève en 1ère bac pro bâtiment. C'est la même éducatrice qui l'accompagne depuis le collège.
En contact régulier, Béatrice fait l'intermédiaire avec son lycée car le jeune homme l'admet : "les cours à la maison, j'ai du mal."
"Je suis un peu débordé. J'ai l'impression qu'il y a plus de cours et de trucs à faire qu'en classe. On nous a donnés trop de choses."
Rester présents et vigilants
Le service de prévention accompagne tout au long de l'année 300 personnes, âgées de 11 à 25 ans. Didier Hervé, le directeur du service ne cache pas ses inquiétudes face aux nombreuses incertitudes de l'après confinement.
"Il faut regarder la réalité en face. Les inégalités vont s'accroître."
Grâce au travail de terrain, les équipes ont toutefois réussi à renouer le contact avec de nombreuses familles mais "il y en a encore une vingtaine qui ne répondent pas. C'est toujours trop."
Habituellement en cas de décrochage scolaire, la perspective d'un stage peut aider à redonner du sens. "On n'a pas de date de quoi que ce soit, ni la certitude que les entreprises joueront le jeu et prendront des apprentis. Tout est au point zéro." témoigne Sylvie Bodenes.
Pascal Derrien éducateur spécialisé intervient lui sur la rive droite de Brest. Comme ses collègues, il croise fortuitement les personnes qu'il accompagne d'habitude. "On prend des nouvelles, on s'assure que tout va pour le mieux ou le moins pire, en leur rappelant qu'en cas de galère, ils peuvent faire appel à nous."
Il y aura des effets secondaires.
Pour lui, il y aura fatalement des effets secondaires au confinement. En juillet, par exemple, l'association Don Bosco devait envoyer des jeunes comme bénévoles pour les fêtes maritimes de Brest.
"C'était un temps fort et ça n'aura pas lieu, donc il faut trouver des échappatoires pour que l'été ne soit pas une deuxième lame de confinement." explique-t-il. Comme tous les ans, l'équipe réfléchit à installer une base d'été pour que les habitants soufflent un peu.
Pour Moussa aussi, la recherche d'emploi s'est arrêtée net.
Avec Sylvie, son éducatrice, il préparait lettres de motivation et CV pour compléter le job qu'il avait décroché : il réalisait trois heures de ménage par jour dans un restaurant, avant sa fermeture le 14 mars dernier.
Actuellement en chômage partiel, il ne sort pas beaucoup du foyer de jeunes travailleurs de Ker Héol où il vit depuis septembre. Une chambre de 16 m2, où il se fait aussi à manger.
A force de peu sortir, il a mal à la tête. Moussa est "fatigué de regarder la télé". Il n'ose pas aller voir sa mère à Pontanézen de peur de la contaminer.
Ce foyer, il le partage avec des personnes âgées, réparties dans une autre aile du bâtiment. Avant le confinement, il y avait beaucoup d'échanges entre eux. "Le week-end, on discutait beaucoup. On allait faire des animations, des lotos. On est même allés à Océanopolis ensemble. Ça leur faisait du bien." Mardi, à l'initiative de Sylvie, Moussa a participé à un petit message vidéo pour les personnels de cet Ehpad justement. "Pour leur montrer qu'on est avec eux, jusqu'au bout."
Il est 18h. A travers le combiné : le son d'un scooter, de sortie. Si le confinement est dans sa très grande majorité respecté dans les quartiers de Brest, en fin de journée toutefois, il y a un peu plus d'activité. Des regroupements minimes, des trafics qui se sont tassés et des policiers qui poursuivent leurs rondes.
A 20h, dans son quartier, Salima regrette qu'il y ait peu de monde aux balcons pour applaudir. A sa façon, elle rend hommage aux soignants : après son bac, la jeune femme aimerait intégrer un BTS social et familial ou bien devenir aide-soignante.
Est-ce que le regard porté aujourd'hui sur ces professions la touche ?
"Oui, beaucoup. Quand je vois que les gens sont présents pour les personnes, qu'ils mettent leur vie de famille en pause, si plus tard je pouvais être comme eux, apporter quelque chose, ça m'encourage, oui!"