Le délibéré dans l'affaire du Mediator sera rendu ce lundi 29 mars après plus de 10 ans de bataille. Irène Frachon, la pneumologue de Brest qui a révélé le scandale, y voit un crime en col blanc. "Le laboratoire Servier a sciemment dissimulé la toxicité de son médicament", assène-t-elle.
"Je pense qu’un certain nombre de personnes morales ont commis des délits d’une gravité folle avec des milliers de morts. Et c’est cela que j’attends : la qualification d’un crime en col blanc."
Dans son bureau de l'hôpital à Brest, derrière son masque anti-Covid, Irène Frachon choisit ses mots pour être la plus précise possible, lors de l'entretien accordé à France 3 Iroise.
Toujours débordée, mais toujours disposée à recevoir les journalistes pour servir la lutte qu’elle livre sans relâche contre le Médiator. Dix ans de combat pour prouver que le laboratoire Servier a commercialisé un médicament, dont il connaissait la dangerosité.
Procès hors norme
La pneumologue brestoise sera bien sûr présente à Paris, ce lundi 29 mars, pour entendre le jugement tant attendu. Un épilogue pour ce procès hors norme. Démarrés en septembre 2019, les débats se sont achevés onze mois plus tard en juillet 2020, après une suspension lors du premier confinement.
Le tribunal a planché sur le délibéré pendant neuf mois. Plus de 6 500 personnes sont constituées parties civiles.
Je suis marquée par les dépositions des victimes, dignes mais insoutenables. Je reste absolument traumatisée par ce qu’elles ont vécu.
"L'attitude cynique effrayante des laboratoires Servier"
"Je suis satisfaite que les victimes ou les proches des personnes décédées aient pu raconter leur histoire et être entendus", poursuit le Dr Frachon.
Si la Brestoise salue l’instruction et la qualité d’écoute durant l’audience, elle s’étrangle quand elle évoque le comportement du laboratoire Servier : "Il avait des moyens très impressionnants avec dactylos, juristes, avocats, cadres, gardes du corps. Et ils ont manifesté une attitude cynique effrayante."
Comment ce médicament a pu être prescrit durant 33 ans malgré des alertes répétées sur son danger ?
Au cœur des débats, la question qui plane sur tout ce procès : comment ce médicament, présenté comme un antidiabétique mais largement détourné comme coupe-faim, a-t-il pu être prescrit pendant 33 ans malgré les alertes répétées sur sa dangerosité ?
Utilisé par environ 5 millions de personnes, remboursé par la Sécurité sociale au taux maximal de 65%, il n'a été retiré du marché qu'en novembre 2009. Pourtant, les premières alertes sur sa dangerosité ont été émises dès 1995 et les premiers cas de graves maladies cardiaques signalés en France en 1999. Le Mediator est tenu pour responsable de centaines de décès.
Des fautes d'une extrême gravité, selon le parquet
Lors des réquisitions prononcées en juin, le parquet a appelé le tribunal à sanctionner des fautes d'une extrême gravité.
Environ 10 millions d'euros d'amende, la peine maximale, ont été requis contre six sociétés du groupe Servier poursuivies pour tromperie aggravée, escroquerie, homicides et blessures involontaires.
La société Servier, deuxième groupe pharmaceutique français, "a fait délibérément le choix, cynique, de ne pas prendre en compte les risques qu'elle ne pouvait ignorer et a fait le sinistre pari que ces risques seraient minimes en termes de patients atteints", a vilipendé la procureure.
5 ans de prison et 200 000 € d'amende requis contre l'adjoint de Jacques Servier
"Les laboratoires n'ont pas identifié un signal de risque significatif avant 2009", a redit à l'AFP un des avocats des laboratoires, François de Castro. Une phrase martelée lors des débats.
Le parquet a en outre requis cinq ans de prison dont trois ferme et 200 000 euros d'amende contre Jean-Philippe Seta, l'ex-bras droit de Jacques Servier, le tout-puissant patron-fondateur des laboratoires, décédé en 2014.
Au procès, il avait présenté ses excuses. "Il est clair que nous avons commis des erreurs", avait-il admis.
Pour la procureure, l'Agence nationale de sécurité du médicament a gravement failli dans sa mission
A l'encontre de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps), poursuivie pour avoir tardé à suspendre la commercialisation du Mediator, l'accusation a demandé une amende de 200 000 euros. Pour la procureure, elle a "gravement failli dans sa mission de police sanitaire".
L'ANSM n'a pas demandé la relaxe et a assumé à l'audience une "part de responsabilité dans le drame humain" du Mediator.
Du côté des victimes
A la barre, des victimes, pour beaucoup des femmes qui voulaient perdre du poids, sont venues raconter leur vie après le Mediator. Trop fatiguées, essoufflées, la plupart ont dû témoigner assises.
Parmi elles, Stéphanie qui a pris du Mediator entre 2006 et 2009. "On disait que ce médicament était extraordinaire. J'ai perdu 10 kilos le premier mois". Mais fin 2009, elle a appris qu'elle souffrait de valvulopathie, une lésion des valves cardiaques.
Les amendes requises contre Servier représente environ 2 jours de chiffres d'affaires
Les parties civiles, qui espèrent un jugement exemplaire, ont réclamé au total un milliard d'euros de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis, dont plus de 450 millions pour les seules caisses d'assurance maladie qui ont pris en charge le remboursement du Mediator et s'estiment victimes d'escroquerie.
Il est essentiel que la décision de lundi ait un retentissement financier suffisant pour que les laboratoires Servier et les autres opérateurs économiques cessent leurs pratiques inacceptables.
"Le montant total des amendes requises à l'encontre des laboratoires Servier représente pour le groupe, environ deux jours de chiffres d'affaires aujourd'hui", rappelle l'avocat.
"C’est une immense attente pour les victimes qui se questionnent, se révoltent et se désespèrent. Il faut qu’elles aient des réponses", conclut Irène Frachon .