Marjolaine, Nicolas et leurs trois enfants, Azade, Philomène et Théodore vivent sur l’île de Batz depuis l’été 2018. Entre l’école à la maison, le télétravail et le potager, la vie s’organise pendant le confinement.
Ils sont tous les cinq réunis autour du téléphone pour raconter leur quotidien d’insulaires confinés.
"L’école à la maison, c’est plus compliqué"
C’est Azade,10 ans, élève de CM2 dans l’unique classe primaire de l’île, qui prend la parole en premier: "Tous les matins, on se lève à 8 h comme si on allait à l’école. On s’habille, on prend le petit-déjeuner puis on se met au travail, chacun dans sa chambre. Maman nous distribue les fiches que la maîtresse a envoyées par mail. Ce matin, j’ai fait une dictée, et un défi mathématiques. Cet après-midi, ce sera de l’art plastique."
Philomène, 7 ans, en CE1 est dans la même classe que son frère mais en ce moment c’est aussi dans sa chambre qu’elle fait ses devoirs. "C’est un peu plus compliqué qu’en classe parce que contrairement à la maîtresse, maman doit aussi s’occuper de Théodore. Il fait du bruit, il joue fort et c’est plus dur pour se concentrer."
Théodore, 3 ans, trouve formidable de passer tout son temps avec son frère et sa soeur et de rester à la maison avec papa et maman. Contrairement à ses aînés, les copains ne lui manquent pas trop. Beaucoup moins en tout cas qu’à son grand frère. "J’aperçois parfois Léon, de l’autre côté du mur", commente Azade. "Le jardin c’est bien mais ce n’est pas comme la cour d’école. Il n’y a pas de terrain de foot, de structures de jeux et surtout pas de copains."
Dans le rôle improvisé de l’enseignante, Marjolaine de Sinety, la maman. Elle s'est rendue totalement disponible pour gérer l’emploi du temps des trois enfants pendant que son conjoint, Nicolas Toupoint, chercheur industriel pour un organisme québécois, travaille à distance dans le bureau voisin. "Je lui tire mon chapeau, glisse-t-il. Grâce à l'engagement de Marjolaine auprès des enfants, je peux continuer à travailler l’esprit libre et cela permet d’avoir un salaire qui rentre normalement."Cela faisait 20 ans que je n’avais pas posé de divisions !
Marjolaine, récemment installée à son compte comme cartographe indépendante, a suspendu ses contrats et s’interroge sur l’indemnité qu’elle pourra percevoir en tant qu’auto-entrepreneuse. Mais dans l’immédiat, la jeune femme révise les programmes scolaires du primaire. "C’est un réapprentissage pour les parents! Je n'avais pas posé de division depuis 20 ans! Heureusement, les enfants aiment apprendre et sont relativement autonomes. Et surtout leur enseignante est vraiment très disponible malgré la somme de travail que cela représente pour elle. C’est du sur-mesure en fonction des enfants et de la manière dont ils progressent. Toutes les matières sont étudiées: français, maths, anglais, sciences …"
Marjolaine apprécie ce nouveau rythme : "On court moins qu'avant quand on avait 36 choses à faire. Même en vacances, il faut visiter ci, se dépêcher pour aller à la plage après la sieste. Là, on a du temps. Et ça, finalement, c'est agréable!"
"Habiter sur une île, c’est synonyme de liberté"
Difficile pour les enfants de faire momentanément une croix sur leur liberté de circuler. Expatrié au Québec en 2007, le couple s’est établi sur les Îles de la Madeleine où sont nés Azade et Philomène. "Habiter sur une île, c’est synonyme de liberté pour les enfants. Ils vont et viennent, font du vélo avec les copains après l’école. Là, ils sont obligés de rester tout le temps à la maison. C'est ça le plus dur pour eux : comprendre et accepter toutes ces interdictions, faire le deuil de leur liberté, provisoirement", expliquent Marjolaine et Nicolas qui suivent scrupuleusement les consignes de confinement. "Depuis le début, on a fait une seule sortie en vélo de moins d’une heure. Et on est allé deux fois au bourg en deux semaines pour faire le plein de courses à la supérette. C’est tout."
Comme partout, seuls les commerces de première nécessité restent ouverts pour les quelques 500 habitants. Les deux épiceries, la boulangerie, le tabac presse. "On ne trouve pas forcément tout ce qu’on a l’habitude d’acheter sur le continent et c’est un peu plus cher bien sûr. Mais on ne manque de rien."
"Plus personne n’entre ou ne sort de Batz"
Les boutiques sont ravitaillées par la barge qui livre le frêt deux à trois fois par semaine. "Il n’y a plus qu’un seul bateau passager une fois par jour qui apporte le courrier et les médicaments" raconte Nicolas. Plus personne n’entre ou ne sort de l’île sans l’autorisation du maire, du sous-préfet de Morlaix et du médecin de Batz. Seules les urgences sanitaires sur le continent sont validées. Le personnel infirmier qui se relaie sur Batz est débarqué par un bateau spécial. "La population est majoritairement très âgée. Si le virus se propageait, ce serait une catastrophe. L'île n'a pas de structures médicales pour gérer ce genre de cas", précise Marjolaine .
Quelques familles qui possèdent une maison secondaire sur l’île ont réussi à passer en anticipant le confinement. Mais la plupart des résidences secondaires sont fermées, alors qu’à cette saison, il devrait y avoir trois fois plus de monde. "Il y a quelques têtes qu’on n’a pas l’habitude de voir à cette période de l’année. Cela a crée quelques tensions au début. Maintenant que la période de quatorzaine est finie et qu'il n'y a pas eu de cas de Covid-19, le climat s’est apaisé" poursuit Marjolaine.
L’île dont la principale activité est le tourisme se demande comment elle pourra se relever de cet épisode qui dure. L’agriculture, deuxième ressource économique de Batz continue de fonctionner normalement. "On voit passer les tracteurs devant chez nous, comme d’habitude", confirme Nicolas. Une partie de la production est vendue localement mais l’essentiel part sur le continent grâce à la barge. Les légumes sont mis dans des remorques réfrigérées et livrés à Roscoff.
"Aujourd’hui on a planté des salades et des choux de Bruxelles" expliquent fièrement les enfants. "On a commencé à jardiner il y a un mois mais notre projet a pris de l’ampleur, ajoute Marjolaine. C’est devenu une activité à part entière, quasi quotidienne. Pédagogiquement, c’est très instructif et puis c’est aussi une récréation pour tout le monde. On fait des semis, on termine la serre. C’est clair que le potager sera bien plus abouti qu’on ne l’avait imaginé." Calcul, science, bon-sens, le potager est devenu un terrain d'expérimentation. L'opportunité pour les parents d'évoquer avec leur pogéniture les enjeux actuels: alimentation, circuits courts, sur-consommation.Des légumes, il y en aura bientôt dans le potager de la famille Toupoint.
"Moi aussi, mes collègues me manquent !"
Pendant que Marjolaine définit les rôles entre les apprentis jardiniers, Nicolas travaille, confiné devant son ordinateur. "Moi aussi, mes collègues me manquent!" Ce biologiste a pourtant l’habitude du télétravail puisque son employeur se situe à près de 5000 km de Batz, de l’autre côté de l’Atlantique.
Nicolas est embauché par un organisme qui défend l’aquaculture et la pêche en Gaspésie. Merinov collabore avec la station marine de Roscoff et c’est là que se trouve son bureau. "D'habitude, tous les jours, je prends la navette pour aller sur le continent. Même si je travaille seul, je croise les autres salariés à la machine à café. On « jase » un peu, on échange des nouvelles. Aujourd’hui, les bureaux sont fermés, ici, comme au Québec. Tous les collègues qui pensaient que j’étais chanceux de faire du télétravail se rendent compte que ce n’est pas si simple." ajoute-t-il en pestant contre le débit internet pas toujours à la hauteur chez lui.
"Il est temps de réinventer le monde, sans catastrophisme"
Nicolas et Marjolaine ont beaucoup discuté de la situation actuelle avec leurs enfants. "On leur a expliqué ce qu'il se passait, simplement. Ils ne sont pas stressés par la situation". Après les premiers jours passés devant la télé qu'ils regardaient en boucle alors qu'elle est habituellement toujours sur off, ils se limitent désormais aux rendez-vous d'information classiques le soir. "On se tient informé mais on n'est plus en permanence sur les chaînes infos. C'est beaucoup trop anxiogène" concluent-ils d'une même voix.
"Avant la pandémie, on avait déjà dit aux enfants qu’ils ne vivraient pas dans le même monde que celui que nous avons connu. On en a l’illustration en ce moment." Biologistes de formation tous les deux, ils sont convaincus qu’il faut tenter un autre chemin: "Il ne s’agit pas de faire du catastrophisme. Mais il est temps de réinventer le monde. Chacun de nous peut agir, à son échelle. Par exemple en privilégiant les circuits courts pour l’alimentation. Il y a pas mal de produits bio cultivés sur l’ile et tout ou presque part sur le continent et l’île importe à son tour. Ça ne tourne pas rond. Il n’y a même pas d’AMAP ici pour vendre la production locale."Ça fait un an et demi qu’on lit beaucoup sur l’effondrement de nos sociétés.
Marjolaine et Nicolas aimeraient que cet événement soit l’occasion de revoir nos priorités. "Il faut qu’on arrête de courir et qu’on prenne le temps de réfléchir. Notre installation sur l’ile de Batz allait déjà ce sens. Le retour à des pratiques plus locales. Il faut ancrer nos compétences dans les territoires pour y garder les jeunes. Il est clair qu’il y aura un avant et un après Covid-19. On espère que ce sera un accélérateur de changement!"
Marjolaine, Nicolas, Azade, Philomène et Théodore sortiront différents de cette crise sanitaire qui a mis l'accent sur l'urgence des défis à relever. Confiants et plutôt optimistes, ils ont hâte au déconfinement pour retrouver une vie sociale et goûter à nouveau à des plaisirs simples: faire une grande balade sur la plage inaccessible en ce moment et pourtant toute proche.