C'est à Concarneau, dans le Finistère, que Johanne Gicquel s'est installée, après avoir lâché son exploitation agricole. Depuis, elle a renoué avec l'écriture et la photographie. Avec Paysâmes, son livre, elle brosse onze portraits d'agricultrices bretonnes et revisite sa propre histoire familiale - celle d'une longue lignée de cultivateurs morbihannais. Elle interroge aussi la place des femmes dans l'agriculture.

Dans une vie pas si lointaine, Johanne Gicquel était comme les femmes qu’elle raconte dans son dernier livre : une paysanne qui avait épousé la terre. Paysanne, un mot qu’elle revendique, gommé du sens péjoratif qu’on lui attribue souvent. "Paysanne, celle qui vient du pays" dit-elle. Celle qui vit à la campagne de son travail agricole.

Son livre, elle l’a intitulé Paysâmes, clin d’œil à une chanson de Claude Nougaro. On y croise les vies de onze femmes, onze agricultrices bretonnes, pour la plupart cheffes d’exploitation, "à part une qui est salariée de son mari" relève Johanne.

Le poids du patriarcat  

Au fil des textes et des photos en noir et blanc, l’autrice peint des tranches de vie, sans fioritures, interroge la réalité d’un milieu très masculin, s’arrête sur les mécanismes de l’agriculture conventionnelle, évoque la mutation du paysage agricole, dévoile "des terriennes belles et touchantes", donne à voir cette agriculture bretonne "qui a toujours été portée par les femmes". "

"La paysanne, ce n’est pas que la femme d’un paysan, martèle Johanne Gicquel, elle ne se définit pas que par son mari. J’ai voulu leur donner la parole car il est souvent difficile pour elles culturellement de la prendre".

Même si Paysâmes n’a rien d’un manifeste féministe, le livre aborde, de front et en creux, le poids du patriarcat. La misogynie dans le paysage agricole, "ça transpire", selon l'écrivaine-photographe, n’en déplaise à ceux qui lui lancent "non mais, c’est bon là, la place des femmes, il est où le problème ?".

La place des femmes, dans ses souvenirs d’enfant, elle est debout quand les hommes sont à table. "Elles servaient, avec application et sans broncher". La place des femmes n’est pas bien élevée non plus dans le sempiternel "il est où, le patron ?" , alors qu'à part égale avec son conjoint, elle est à la tête d’une exploitation.  

Elles sont encore nombreuses, celles qui travaillent à l’extérieur et qui, en plus de ce boulot, participent à l’activité de la ferme. Ces femmes-là, elles sont invisibles, elles n’ont aucune reconnaissance

Johanne Gicquel

Dans son livre, Johanne Gicquel rappelle quelques dates-clés qui ciblent l’évolution des femmes dans le monde agricole : 1980, apparition du statut de co-exploitante limité à la partie administrative de la ferme, "alors que l'on sait bien qu’elles faisaient bien plus que tenir la comptabilité" constate Johanne.

1990, accès à la protection sociale. 2008, congé maternité identique à celui des salariées. "Les choses bougent lentement. Il faut savoir qu’elles sont encore nombreuses, celles qui travaillent à l’extérieur et qui, en plus de ce boulot, participent à l’activité de la ferme. Ces femmes-là, elles sont invisibles, elles n’ont aucune reconnaissance".  



"Poussée dans le terreau de l’agriculture" 


Carnet de note à la main et appareil photo en bandoulière, Johanne, l’ex-paysanne, est allée chercher les confidences de ces exploitantes sur leurs terres du Finistère et du Morbihan.

Il y a Gene, l’éleveuse de poules, Cécile, la productrice de pommes et de fruits rouges, Fabienne, l’éleveuse de vaches et productrice d’huile de colza, Christine et son élevage de vaches Highland, Enora, l’éleveuse de porcs, Aziliz, Audrey, Lauriane, Françoise, Stéphanie Martine…

"Martine, je l’ai rencontrée de loin quand j’étais encore dans le métier. J’avais envie d’en savoir plus sur elle car elle s’est beaucoup impliquée dans la vie syndicale dans les années 70. C’est une femme inspirante. Son père, un militaire, considérait ses études agricoles comme une régression sociale".      

J’ai eu envie de rencontrer des femmes dont l’objectif n’est pas de produire pour produire

Johanne Gicquel

Les histoires défilent sous forme de dialogues entre Johanne et les agricultrices, où chacune se dévoile, partage et sait ce qu’il en coûte d’aimer la terre à ce point. "J’ai eu envie de rencontrer des femmes dont l’objectif n’est pas de produire pour produire, explique l’écrivaine. Le fait est que beaucoup ont fait le choix de l’agriculture biologique. Un choix qui s’est imposé à certaines, à force de tergiversations, de questionnements. Une évidence pour d’autres".




Johanne Gicquel a bâti Paysâmes toute seule. Le livre est auto-édité et vendu sur le site internet de l’autrice installée à Concarneau, dans le Finistère, "je fais de la vente directe, comme en agriculture" plaisante-t-elle. Cet ouvrage, elle l’a mûri doucement. Elle y convoque aussi sa propre histoire, celle d’une fille "poussée dans le terreau de l’agriculture".    

"J’y ai laissé mes illusions et des plumes"  

Johanne est issue d’une longue lignée de cultivateurs morbihannais. Il y a d’abord les deux grands-mères qui façonnent son amour de la ruralité. Deux pans d’une même famille qui la confrontent aussi aux "différences d’évolution entre les fermes".

Du côté paternel, une exploitation modeste, deux cochons, une vache "qui va disparaître". Du côté maternel, une ferme "pour situer, une des plus grandes de Bretagne, une grosse machine à produire du cochon. Je me souviens des caillebotis qui ont remplacé la paille, raconte-t-elle. Il y avait une ambiance concentrationnaire. En grandissant, j'ai commencé à me rendre compte, à comprendre et à poser des questions sur cette agriculture intensive".

C’est ici qu’elle passe le plus clair de son enfance et adolescence, élevée par "Mémé", la grand-mère maternelle. Une fois diplômée en sciences de l'environnement, elle effectue un stage au sein de la coopérative agricole de l'oncle, "une figure de l’agriculture productiviste bretonne, leader de la filière porcine, souligne-t-elle, une figure familiale qui récusait évidemment le lien entre pollution et production de porcs". Son rapport de stage traite des impacts environnementaux des élevages porcins sur le littoral. De quoi "faire tousser, tonton" !

En 2004, avec son compagnon, Johanne Gicquel monte une exploitation maraîchère bio à Pluméliau, près de Pontivy. Elle devient également paysanne-boulangère. Elle cultive le blé pour fabriquer son pain. "J’y ai laissé mes illusions et des plumes" lâche-t-elle.

Elle relate "la galère" pour trouver des terres, après la réforme agricole voulue par Nicolas Sarkozy. "Cette réforme a ouvert la voie à la concentration, elle a permis des montages sociétaires qui ont fini par écraser les plus petits" constate celle qui, en 2010, perd les dix hectares de terre qu’un fermier avait pourtant promis de lui vendre. "Une semaine avant la vente, il a fusionné avec une exploitation plus grosse".

Elle décide alors de le dénoncer publiquement et subit le contrecoup : intimidation, menaces, pression. "Ça m’a dégoûté les magouilles, cette mafia agricole, j’ai payé cher" se souvient-elle.

Les pieds dans la terre, parfois dans la merde – disons-le -, ça ouvre les yeux et, rudement, sur les réalités du métier   

Johanne Gicquel


"A hauteur de femme"

Six ans plus tard, elle finit par jeter l’éponge. Usée. Elle remise la fourche et le tracteur, éteint définitivement son fournil et se tourne vers son autre facette, plus artistique : l’écriture, la photo et la peinture. "Je ne renie rien de ma vie d’avant, quand je plantais mes légumes et que je faisais mon pain. J’aimais ça. écrit-elle. Les pieds dans la terre, parfois dans la merde – disons-le -, ça ouvre les yeux et, rudement, sur les réalités du métier".





Ni amertume ni regret. Elle n’est pas de cette trempe, Johanne Gicquel. Elle a le regard aiguisé et lucide. Elle ne fantasme pas ce milieu pétri de paradoxes. Elle sait en apprécier la solidarité. Elle en connait la dureté. Mais elle ne peut pas passer son chemin quand l'agriculture a les yeux plus gros que le ventre et se transforme en rouleau compresseur impitoyable. 

Elle est trop attachée à ses racines paysannes pour faire comme si. Elle n'oublie pas ce qui la lie à ses deux grands-mères, "deux femmes tout en contrastes : liberté de ton ton pour l'une, discours empreint de forte religiosité pour l'autre. Chacune avait hérité d'une ferme avec laquelle elle a dû composer".

 Avec Paysâmes, Johanne Gicquel signe un récit intime et documenté, un livre "écrit à hauteur de femme" qui trace le parcours de celles "qui mouillent la chemise ou la cotte de travail dont on est heureuses de savoir qu'elle est enfin adaptée à la morphologie féminine".

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