Zakaria et Sophia Hamdani sont des amoureux des grands espaces et des voyages en autonomie. Une passion qui a poussé ces deux anciens étudiants rennais en géographie à s'interroger sur les enjeux politiques et communautaires qui entourent ces pratiques de loisirs. Ils ont publié un livre intitulé "Une autre histoire du voyage".
Lorsque Zakaria Hamdani découvre pour la première fois la montagne l'été, il est étudiant en géographie à l'université de Rennes 2. Il a décidé de partir en road trip dans les Pyrénées avec sa sœur sur un coup de tête.
"Je n'avais jamais randonné ou campé auparavant avec mes parents", assure le jeune Franco-Algérien, aujourd'hui âgé de 27 ans. Enfant, il a passé ses vacances avec ses parents à découvrir l'Algérie où vivent des membres de sa famille, jusqu’au désert du Sahara.
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Outre l'émerveillement que suscite la découverte de la montagne, frère et sœur remarquent qu'ils sont les seuls randonneurs issus de l'immigration. "Nous ne croisions aucune personne portant un foulard comme ma sœur, aucune personne noire ou maghrébine."
La montagne, source "d'émancipation"
Mais peu importe, la randonnée en montagne, Zakaria et sa sœur en font leur passion. Pour eux, ces grands espaces sont synonymes "de découverte, d'émancipation, de confiance en soi". "On y retourne plusieurs fois, mais cela conforte mon impression : je ne vois pas de mixité."
C'est quand même fou parce que la montagne, ça ne coûte pas cher, c'est un voyage de proximité, que tu peux faire en prenant un train, ta voiture. Ce n'était pas une question d'argent ou de distance, il n'y avait aucune explication évidente
Zakaria HamdaniAuteur du livre "Une autre histoire du voyage"
Un simple constat qui va nourrir une réflexion chez l'étudiant en géographie : pourquoi y a-t-il si peu de personnes racisées sur les chemins de randonnées qu'il traverse ?
"C'est quand même fou parce que la montagne, ça ne coûte pas cher, c'est un voyage de proximité, que tu peux faire en prenant un train, ta voiture... Tu marches, c'est bon pour la santé. Tu ne consommes rien, pas de ciné, pas de boîte de nuit, de restaurants... Ce n'était pas une question d'argent ou de distance. "
Très présent sur les réseaux sociaux, le jeune étudiant en géographie tente alors de donner envie à ses nombreux abonnés de lui emboîter le pas à coups de vidéos et de stories : "Je me disais que j'allais créer cette culture-là, que j'allais développer cette envie chez les personnes issues de l'immigration."
J'ai compris que montrer des photos, ce n'était pas suffisant, il fallait emmener les gens
Zakaria HamdaniAuteur du livre "Une autre histoire du voyage"
À la place, le jeune influenceur reçoit des questions qui le laissent pantois : "On me demandait comment je dormais, comment j'allais aux toilettes, comment je me brossais les dents, comment je me repérais. Alors que tout ça me semblait assez évident et naturel. J'ai compris que montrer des photos, ce n'était pas suffisant, il fallait emmener les gens."
Toujours grâce aux réseaux sociaux, Zakaria propose alors des voyages itinérants dans les Pyrénées, d'abord à des amis d'amis, puis à de parfaits inconnus. Des séjours "à prix coûtant" pour 150 à 200 euros la semaine, auxquels participe une cinquantaine de personnes de 16 à 30 ans en deux ans, à la sortie de la crise du Covid.
Beaucoup sont restés des amis qui randonnent régulièrement ensemble.
Pour le jeune géographe, ces voyages en autonomie sont une façon de prendre soin de soi, de son corps et de sa santé mentale. "Ils permettent de sortir de l'aliénation du quotidien, de retrouver du calme et de la sérénité."
Avec Sophia, sa compagne, également étudiante en géographie à l'époque, Zakaria réalise aussi plus de 200 entretiens avec des personnes issues de l'immigration au sujet de leurs habitudes de vacances et de voyage.
Les espaces naturels en général ne sont pas pensés comme pouvant exister par ces communautés. Ils n'existent pas dans leur cartographie mentale de la France
Zakaria HamdaniAuteur du livre "Une autre histoire de voyage"
Ces séjours et ces échanges mettent peu à peu à jour les barrières sociologiques qui les détournent de la randonnée et des grands espaces naturels. Le jeune homme dresse une géographie de l'absence : "Les espaces naturels en général ne sont pas pensés comme pouvant exister par ces communautés, relate Zakaria Hamdani. Ils n'existent pas dans leur cartographie mentale de la France."
La rando, ça peut être perçu comme "un truc de blanc". Ça marque une différence entre ta pratique personnelle et la pratique de ta communauté
Zakaria HamdaniAuteur du livre "Une autre histoire de voyage"
Une absence, liée à des discours réprobateurs de la part des proches dans certaines communautés : "Il y a des moqueries, plusieurs personnes nous ont dit qu'elles avaient été chambrées, qu'on les compare à des SDF par exemple, du fait des grosses chaussures de rando, des gros sacs à dos, de devoir dormir dehors, cuisiner sur un réchaud… Et puis pour d'autres, la rando, ça peut être perçu "un truc de blanc". Ça marque une différence entre ta pratique personnelle et la pratique de ta communauté. On n'est pas dans l'insulte, mais dans la marginalisation. Et dans un contexte de racisme systémique, c'est encore plus fou parce que tu prends le risque d'être exclu des deux communautés."
Une incompréhension encore plus important envers les femmes qui randonnent seules : "C'est considéré comme dangereux et donc un peu fou. Alors les femmes ont tendance à s'autocensurer."
Depuis deux ans, Zakaria coordonne l'activité d'un tiers-lieu destiné à la jeunesse à Redon. Ces analyses se vérifient aussi sur les jeunes issus des milieux ruraux.
"Quand tu es issu des classes populaires, d'une famille d'ouvriers par exemple, le fait de voyager est exclu parce que le voyage, c'est un travail en plus finalement. Ça nécessite une disponibilité mentale, des heures de recherche pour te renseigner sur ta destination, lire des cartes. Et quand tu rentres chez toi, après le boulot, tu n'as pas de temps pour ça."
D'autant que voyage et randonnée ne sont souvent pas de tout repos. "Par essence, il faut marcher, dormir par terre et cuisiner au feu de bois. Si tu peux t'offrir une maison avec piscine et tes enfants près de toi, c'est plus évident."
Grâce aux témoignages rassemblés dans leur livre "Une autre histoire de voyage" Sophia et Zakaria espèrent démocratiser l'accès aux grands espaces naturels.