Avec l’implantation de PSA La Janais, on craignait que Chartres-de-Bretagne ne devienne un « bidonville ». Aujourd’hui, la commune est prospère. Ses habitants sont peu touchés par les plans sociaux, mais la dépendance économique de « l’émirat », toujours forte, inquiète les élus.
Des pavillons parfaitement alignés alternent avec de vieilles bâtisses en briques rouges, aux jardins entretenus. Autour de la place de l’Eglise sont regroupés les petits commerces. Les allées sont harmonieusement nommées « rue de la Vendée », « rue de Provence », « rue d’Aquitaine ». Quelques jeunes font virevolter un skateboard devant la mairie. A Chartres-de-Bretagne, ils s’ennuient un peu. Mais quelque chose intrigue dans cette carte postale de banlieue sage : rien ne laisse présager qu’elle abrite sur ses terres une usine tentaculaire, couvrant le quart de la superficie de la commune.
Depuis 1960, Chartres, située à une dizaine de kilomètres au sud de Rennes, est la ville-mère de PSA La Janais. Mais ses habitants ne semblent pas marqués au fer PSA. Aujourd’hui, le site industriel est menacé : en 2002, 12 000 personnes y travaillaient, ils ne sont plus que 5600. Et depuis juillet, 1400 emplois sont encore sur la sellette. Lorsque l’on évoque le sort orageux du constructeur avec les Chartrains, les sourcils se soulèvent. « PSA ? Je croyais que vous alliez nous parler de la réforme scolaire ! », s’étonne un instituteur. C’est l’heure de la sortie des classes, les familles se pressent à la boulangerie. « Certes », affirme Maryline Perrouault, qui sert les pains au chocolat derrière son comptoir, « les clients achètent moins de pâtisseries et plus de pain». Au salon de coiffure, « on se fait moins de mèches et plus de couleurs ». On va à l’essentiel. « Mais c’est plus lié à la crise en général qu’à celle de PSA. »
Quelques signes apparaissent néanmoins : sur les murs du bar PMU du centre, entre le programme de cinéma, le résultat du tiercé et un vélo d’enfant, figurent les revendications de la CGT : « Maintien des 1400 emplois à PSA Rennes ». Chez Patrick au Sous-Bock, qui reçoit moins de sous-traitants. Ou dans la classe de CP d’Anne Jugeau, qui a perdu un élève en novembre, lorsque son père a été muté en Alsace. Mais la population reste peu mobilisée.
Pourquoi cet intérêt limité, alors que la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois gronde de la colère de la mort programmée de son site PSA? Dans l’agence immobilière du centre-ville, on apporte un début de réponse : « Nous n’avons aucun client chez le constructeur automobile. » D’après les derniers chiffres disponibles, datant de 1996, ils étaient 318 Chartrains à travailler à PSA. Sur une population de 7000, c’est peu. « Chartres est plutôt une ville de classes moyennes, de fonctionnaires, de retraités. Il n’y a pas beaucoup d’ouvriers », explique la boulangère. Un constat surprenant, alors que la ville multiplie par six sa population après l’arrivée de ce qui à l’époque était encore l’usine Citroën.
La Janais, une famille éparpillée
Que ce soit à Aulnay, à Sochaux, ou ailleurs, l’implantation d’une usine majeure va souvent de pair avec la naissance de concentrations ouvrières. L’histoire de La Janais s’est écrite autrement. Les « Citroën », comme s’appellent toujours entre eux les salariés de PSA, sont éparpillés dans les villes autour du site : Chartres, Bruz, Pont-Péan, Saint-Jacques de la Lande, Rennes. Il y a bien une zone d’urbanisation prioritaire, la « zup » de Rennes sud, mais ils n’ont pas été nombreux à s’y installer. Et certains employés viennent de loin. En 2012, d’après les chiffres de la direction, ils sont 55,8 % à vivre à plus de 20 kilomètres de l’usine, et 12,2% à plus de 50 km. Bruno Bertin, l’actuel directeur des ressources humaines l’affirme : « Les effectifs couvrent les quatre départements bretons. Il y en a même qui viennent du Finistère ! ».Un cadre de l’entreprise explique cette situation : « Lorsque Citroën s’est implantée en 1960, la Bretagne n’était pas une région industrielle, il n’y avait pas de vivier d’emploi. L’ouvrier n’existait pas. D’où la nécessité de chercher là où il y avait des gens : dans les campagnes.» Une centaine de lignes de cars, couvrant un large périmètre, se met rapidement en place. Le PDG de Citroën Pierre Bercot salue à l’époque une main d’œuvre « calme et qualifiée », « emprunte de valeurs rurales ». Grâce au car, les « ouvriers paysans » peuvent continuer à cultiver un lopin de terre. Et aujourd’hui, « pourquoi s’installer aux pieds de l’usine ? », s’interroge-t-on à la direction. « Les gens ont une voiture, c’est facile de venir. »
Un phénomène qui ne déplaît pas au patronat. En 1960, Philippe de Calan, le directeur de La Janais alors chargé du recrutement, commande une étude au géographe Michel Phlipponeau Ce rapport préconise la construction de logements sociaux, proches de l’usine, afin d’éviter le turn-over. C’est une toute autre politique qui sera suivie. « Les autres entreprises automobiles ont fait massivement appel à l’immigration et ont construit de vastes ensembles de logements autour des usines pour y mettre les nouveaux arrivants. Avec tout ce que cela a créé comme problèmes ensuite. Ici, ce fut le contraire », rappelle le géographe dans des propos recueillis en 2001 par la revue ArMen. En filigrane, on évite la crainte de l’époque : la constitution d’une « classe dangereuse ». Sochaux l’a démontré, regrouper les ouvriers, c’est donner naissance à des foyers de contestation. Alors qu’à distance, il est toujours plus compliqué de s’organiser.
« Mon père a été enterré sur un corbillard Peugeot »
Sochaux est donc cet exemple à ne pas suivre. En 1912, ce n’est qu’une bourgade de 500 habitants lorsque Peugeot s’y installe. La ville connaît donc, quarante ans auparavant, le même bouleversement que Chartres. Pourtant, elle s’est développée de manière très différente. En quelques années, la population, essentiellement ouvrière, explose. Peugeot y achète de nombreux terrains et construit une véritable cité ouvrière : des barres d’immeubles grises, et des rues parsemées de petites maisons identiques. L’entreprise est même propriétaire jusqu’en 1984 des supermarchés « RAVI », à l’époque nommés « Ravitaillement Peugeot ».Dans un documentaire de Bruno Muel, Avec le sang des autres, tourné en 1974, un ouvrier raconte : « J’ai été à l’école privée Peugeot. J’ai été à l’école d’apprentissage Peugeot. J’ai pratiqué du sport chez Peugeot. Mon père est mort chez Peugeot bien sûr, il a été enterré dans un cercueil Peugeot, sur un corbillard Peugeot. » A Sochaux, on naît « Peugeot », on travaille « Peugeot », on mange « Peugeot », on meurt « Peugeot ». On vit en famille. Et on se révolte en famille.
« On allait vers le bidonville »
A Chartres-de-Bretagne, cette stratégie d’éloignement des ouvriers s’illustre particulièrement. L’arrivée de Citroën en 1959, dans cette bourgade artisanale d’un millier d’habitants est un véritable chamboulement. Il faut déminer, abattre les pommiers, agrandir l’école, trouver du lait pour les enfants, reconstruire une poste, bâtir une piste pour accueillir le général de Gaulle lors de l’inauguration de l’usine. Et se débarrasser des 200 caravanes qui logent les 2000 ouvriers affectés aux travaux gigantesques. « Lorsque j’ai vu les caravanes arriver, je me suis dit qu’il ne fallait pas que ça dure, sinon on allait vers le bidonville », confie le PDG de l’époque Philippe de Calan.Erwan Chartier, journaliste de la revue ArMen, va plus loin : « Il semble que Citroën ait volontairement exercé une maîtrise foncière de la commune en achetant un certain nombre de terrains, puis en les revendant à des agents de maîtrise, à des cadres intermédiaires. Une population appelée à progresser dans les structures de l’usine et très fidèle à l’entreprise, censée assurer une grande stabilité politique et sociale à la commune. » Un contrôle qui fonctionne : rapidement, l’immobilier à Chartres n’est pas accessible aux petits budgets. Et la commune paye des amendes pour non respect de la loi sur le logement social : en 2012, au lieu des 20% réglementaires, elle n’en regroupe que 12%.
« A Chartres », explique Philippe Bonnin, le maire actuel, « nous avons connu une urbanisation raisonnée et raisonnable. Cela n’a pas entrainé la construction de HLM, mais plutôt des pavillons. Plus que d’une cité, on peut parler d’un « lotissement Citroën». » La rue de Vendée, à quelques pas de l’église, est la seule rue de Chartres qui abrite ces « maisons Citroën ». Un lotissement de petites demeures blanches, construites de plain-pied, en forme de « L ». Et quelques mètres carrés de jardin. « A l’époque, on les appelait les clapiers à lapin ! », se souvient Jean-Claude Beaudor, à la retraite après 10 ans chez le constructeur automobile. L’intérieur est sobre, un long couloir sombre sépare chacune des pièces. « Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de Citroën ici. Ils ont déménagé. » Garées devant les maisons, des Renault et des Volkswagen : impensable il y a 50 ans.
L’inquiétude des élus
Si l’impact humain des plans sociaux successifs qui touchent l’entreprise ne soulève pas les foules à Chartres, l’impact économique quant à lui alarme les élus. « On en parle à chaque réunion », souligne Anne-Marie Laubé, élue du conseil municipal, elle aussi retraitée Citroën. Et pour cause: les deux tiers de la taxe foncière et environ 35% du budget global de la commune dépendent de l'activité de PSA.Parce qu’accueillir PSA dans sa commune, « cela implique une qualité d’équipement et je dirais même une qualité de vie », affirme le maire Philippe Bonnin. Avant la réforme sur la taxe professionnelle, l’argent de Citroën alimentait les rêves chartrains. « Ils ne savaient même pas quoi en faire ! », s’exclame Raymond Fillaut, aujourd’hui président de l’association de la mémoire du pays chartrain. « Dans les années 1970, on appelait Chartres « l’émirat ».» Lors d’une fête de village, les élus du conseil municipal, dotés d’un sens de l’autodérision, défilent avec des jerricanes dans le dos. Un hommage au « pétrole Citroën ».» Promenez vous dans la ville et levez les yeux : vous ne verrez aucun entremêlement disgracieux de fils électriques. Le réseau est sous terre, depuis des années. Plutôt rare pour l’époque. Aussi rare que la piscine, le stade de foot, le cinéma, le centre culturel et d’autres équipements que des villes de taille équivalente ne peuvent s’offrir.
Depuis plusieurs années déjà, Chartres a su prendre une indépendance relative. La réforme de la taxe professionnelle a, non sans tensions, mieux réparti l’argent PSA entre les communes de la métropole rennaise. Il pèse ainsi moins fort sur le budget municipal. Mais Chartres a toujours besoin de PSA, et son maire se mobilise pour le maintien en France d’une filière automobile forte. « Quand une industrie comme celle-ci est confrontée à une crise, cela implique une remise en cause structurelle très forte pour la ville. »
Une inquiétude des élus qui trouve peu d’écho auprès de la population. Parce qu’après tout, au salon de coiffure de Chartres, « même en temps de crise, les cheveux continuent de pousser.»
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