DECRYPTAGE. "Comment elle s'appelle, la nouvelle intérimaire ?" Le monde de la santé en état de dépendance

Dans l’Ehpad de la Maison Saint-Cyr, à Rennes, comme dans beaucoup d’établissements de santé, le recours systématique à l’intérim crée de nombreux problèmes de fonctionnement : turn-over, difficultés d’adaptation des intérimaires, tensions avec les titulaires… Pour y remédier, une coopérative d'établissements de santé, Medicoop, vise à stabiliser le vivier d'intérimaires dans le réseau d'Ehpad. Pas encore gagné.

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Assis dans la salle de repos de l’aile “Belle Époque”, Émilie, Marjory, Élysée, Manon et Shafiq, le seul homme du service, auraient dû commencer leur journée il y a quelques minutes déjà. Ils sont aides-soignants, en CDI, CDD, ou en stage. Émilie, qui approche la cinquantaine, regarde sa montre en soupirant. “Elle ne devrait pas tarder à arriver…”

Ils attendent avec impatience Agnès*, la sixième aide-soignante, une intérimaire qui doit compléter l’équipe. “Le périph’ est bloqué non ?” En effet, la rocade est impraticable : les manifestants contre la réforme des retraites organisent des blocages toute la matinée. “Oui mais moi, je me suis levée à 5 h pour éviter ça”, s’impatiente Marjory. Difficile de commencer sans l’intérimaire, car les aides-soignants travaillent en binôme. En attendant, ils en profitent pour observer le planning : “Elle ne devait pas démissionner elle ?” “Non, c’est une autre qui s’appelle pareil !” Les soignants peinent à mettre des visages sur les noms affichés.

Les minutes passent, et, finalement, Agnès émerge de l’ascenseur, s’excusant avant même de rentrer dans la pièce : “Désolée ! C’est les blocages…” Des grommellements font office de réponse, tandis que Marjory distribue les feuilles de soin.

"Modes d'emplois"
Le Français n’est plus bosseur ; tout le monde peut s’épanouir en télétravail ; l’intérimaire profite trop du système ; on peut se reconvertir comme on respire ; les femmes accèdent désormais à tous les métiers… Petit florilège d’idées reçues sur le marché du travail, que les étudiant·e·s du master “Journalisme, reportage et enquête” de Sciences Po Rennes interrogent en cinq volets. “Modes d’emplois” tente de démêler le vrai du faux, et prend le contrepied des préjugés.
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Les retards s’accumulent, les titulaires trinquent

Pour Émilie Jouann, aide-soignante dans cet établissement depuis vingt-six ans, cette situation est de plus en plus récurrente. Le recours constant à l’intérim handicape le bon fonctionnement du service. Les plannings changent constamment et les équipes se découvrent chaque jour, ce qui crée de la confusion et du ressentiment chez les titulaires. “On ne dit rien parce qu’on a peur qu’elles partent…”

Avec son visage caché par sa frange, ses mèches brunes qui tombent sur ses joues, ses lunettes et son masque, difficile de savoir si Émilie ressent de la colère ou de la lassitude. “Surtout les intérimaires les plus qualifiés, on ne peut pas se le permettre : la direction a beaucoup de mal à en trouver.” Et encore, nous sommes ici dans un établissement public, qui offre de meilleures conditions de travail et tente d’autres approches. Ailleurs, les soignants peuvent voir encore pire, surtout dans le grand âge.

Émilie regarde une nouvelle fois sa montre, remplit son chariot de linge propre et commence la tournée des toilettes matinales avec Marjory. Elles ont quatre heures pour en réaliser sept chacune. “On est bien loties : ailleurs, ça peut aller jusqu’au double.” Ici, elles sont allégées de la pression du temps et peuvent se concentrer sur leurs gestes.

Chambre après chambre, les langues se délient. De nouvelles anecdotes confirment la difficulté pour les titulaires de s’entendre avec les intérimaires. “T’as entendu qu’Agnès voulait changer de service parce qu’elle ne s’entend pas avec Mme Durand*?” ; “À la buanderie elles se sont encore plaintes des commentaires des remplaçantes…” ; “Comment elle s’appelle, la nouvelle intérimaire ?”

“Cela crée un climat délétère”

C’est un contexte que déplore Julien Bachy, directeur de la Maison Saint-Cyr : “Nous subissons l’intérim. Ce système vicieux s'est installé et il est très difficile d'en sortir. Nous devons anticiper les retards et les absences et donc prévoir des soignants en plus afin de ne pas se retrouver en sous-effectif.”

Derrière ce constat, un processus ancien : les établissements de soin ont graduellement mis en place l’intérim dans leurs équipes pour gérer les pics d’activité. Ils croyaient réduire leur masse salariale, qui représente 70 % du budget de Saint-Cyr, mais se sont retrouvés dans la situation inverse. Les soignants qui ont goûté aux avantages de l’intérim, comme les primes de fin de mission ou les congés payés, sont de plus en plus difficiles à fidéliser. L’établissement doit maintenant fonctionner régulièrement avec des intérimaires pour compléter les équipes.

Les aides-soignantes sont d’ailleurs incapables de se souvenir d’un intérimaire qui aurait fini par se stabiliser dans un établissement. “C’est dingue ! C’est que ça doit être mieux de faire des remplacements !” En bout de chaîne, ce sont les titulaires qui doivent travailler plus. “On est souvent à deux pour les toilettes difficiles, mais si on se retrouve seule à cause d’une absence ou d’un retard, c’est vrai que ça peut devenir compliqué”, avoue Émilie.

Difficile de revenir en arrière pour Julien Bachy : “La réglementation nous impose d'appliquer les mêmes avantages aux titulaires et aux intérimaires. Par exemple, je voulais mettre en valeur les CDI avec une prime mais, légalement, je dois aussi l’octroyer aux intérimaires. Ils ont le beurre et l’argent du beurre. Il est difficile de justifier cela auprès des titulaires, et cela crée un climat délétère.”

Chacun dans son coin

La fracture s’observe à l'œil nu dans la salle de repos. Quand les habitués du service discutent entre eux des problèmes des résidents ou des rumeurs du service, les “remplaçants”, comme on appelle ici les intérimaires, restent silencieux, sans pouvoir participer à la conversation.

Thibault, ancien infirmier en intérim, aujourd’hui salarié dans un hôpital, a connu cette distance. “On m’appelait ‘l’intérimaire’ alors qu’ils savaient qu’ils avaient besoin de moi pour se reposer, pour ne pas être en sous-effectif. Maintenant que je suis installé dans un hôpital, je vois la différence. Je fais réellement partie d’une équipe.”

C’est ce que confirme Anne-Cécile, infirmière en intérim dans un autre établissement, mais qui rencontre les mêmes problèmes. “Certaines équipes ne nous disent même pas bonjour, nous sommes hyper mal vus.” Pourtant, la soignante a tenté plusieurs fois de s’installer en CDI, mais l’établissement dans lequel elle travaille a toujours refusé ses demandes, parfois avant de la rappeler quelques jours plus tard en intérim.

Tout le monde en pâtit. Les titulaires se lassent du turn-over constant et les intérimaires sont mal à l’aise. Les résidents peuvent aussi en subir les conséquences : pas facile de forger une relation de confiance avec des soignants qui changent régulièrement.

Continuant d’arpenter les couloirs, Émilie franchit une énième porte pour effectuer sa dernière toilette de la matinée. Face à elle, le visage de Mme Tanguy*, une nonagénaire alitée, s’illumine. Les deux femmes discutent un moment. Au cours du soin, l’aide-soignante remarque des sécheresses sur ses jambes. Lorsqu’elle demande si on lui applique de la crème tous les jours, la résidente répond en souriant : “Tout le monde n’est pas vous, Émilie.”

Si la soignante est attristée par ces commentaires, elle relativise : “Les intérimaires font tous très bien leur boulot, mais ce genre de détails peut échapper à ceux qui viennent d’arriver. On répète constamment qu'il faut qu’ils restent dans les mêmes services pour s’y accommoder, mais ce n’est toujours pas fait…”

Abandonner les agences d’intérim, un objectif assumé

Ne pas rejeter l’entière responsabilité sur les intérimaires, c’est aussi ce que défend Adeline Lemonnier, directrice exécutive de l’association Medicoop 35, qui fournit la majorité de ses contrats courts à l’Ehpad.

“Lorsqu’il y a des tensions, je pense qu’elles viennent en majorité de la lassitude des titulaires. Une lassitude compréhensible parce qu’ils en ont marre de voir de nouvelles personnes tous les jours, mais qui complique l’intégration. Le problème de départ, ce sont les entreprises, surtout d’autres secteurs, qui ont fait de l’intérim un outil de flexibilisation du travail. Cela s’est étendu à la santé, et aujourd’hui, ça leur explose au nez. Au sein de la coopérative, on essaye d’inverser cette tendance.”

À la différence des agences d’intérim classiques, qui font payer leurs services, Medicoop 35 est une coopérative non lucrative, lancée par Julien Bachy et d’autres directeurs d’associations en 2016. Lorsque les établissements comme la Maison Saint-Cyr adhèrent à Medicoop 35, les CDD qui travaillent dans ces coopératives sont mutualisés. Cela signifie que lorsqu’une personne termine son contrat dans une association, elle pourra continuer son activité dans une autre association proche qui recherche un contrat court.

Résultat : pas de coût supplémentaire, et des travailleurs plus stables. Libérés de l’angoisse du prochain contrat et des tensions qui règnent, les soignants peuvent se concentrer sur l’humain.

*Les prénoms ont été modifiés.

Clément François

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