Le Français n’est plus bosseur ; tout le monde peut s’épanouir en télétravail ; l’intérimaire profite trop du système ; on peut se reconvertir comme on respire ; les femmes accèdent désormais à tous les métiers… Petit florilège d’idées reçues sur le marché du travail, que les étudiant·e·s du master “Journalisme, reportage et enquête” de Sciences Po Rennes interrogent en cinq volets. “Modes d’emplois” tente de démêler le vrai du faux, et prend le contrepied des préjugés.
À une époque où l’on est incité à travailler plus, plus longtemps, même si on ne comprend plus toujours pourquoi, on nous assène que “les jeunes ne veulent plus bosser”, que “les Français sont des fainéants” et que “le Covid a modifié notre vision du travail”. On ne compte plus les analyses et débats en tout genre qui circulent en boucle autour d’une affirmation, que Julien Clerc chantait déjà en 1978 : Travailler, c’est trop dur. Ce titre a même fait la une des journaux ces derniers mois.
Depuis quelques jours, les objectifs du gouvernement ont, quant à eux, été précisés par son porte-parole, Olivier Véran. “Travail, ordre, progrès”, le ton est donné. Pôle emploi devient France Travail et intégrera, à partir de 2024, les bénéficiaires du RSA, qui devront effectuer entre quinze et vingt heures “d’insertion” pour toucher leur allocation. Déjà en phase d’expérimentation dans dix-sept départements français, ce vaste “chantier” vise le plein-emploi à l’horizon 2027.
Mais pour quel emploi ? Peut-on ignorer que notre rapport au travail a changé ? Pour cette enquête de plusieurs mois, il a d’abord fallu nous défaire de nos propres préjugés.
Dans la lignée de l’étude réalisée par l’Institut Montaigne début février 2023, nous sommes partis des discours ressassés par certains managers, certains DRH, et leurs relais dans le monde politique, pour les confronter à la réalité : celle des travailleurs.
"Modes d'emplois" |
À la rencontre des travailleurs
De nos rencontres émerge un constat : même si les stéréotypes recouvrent, parfois, un brin de vérité, ils stigmatisent le plus souvent les salariés et compliquent leur quotidien, quelle que soit la situation.
Aurélie se forme à l’ébénisterie au CFA de Fougères, après avoir affronté le parcours d’obstacles de la reconversion.
Pour échapper à l’étiquette du “mercenaire” malgré lui, Thibault, infirmier à Châteaubriant, n’exerce plus en tant qu’intérimaire.
Pierre, à Janzé, a arrêté de chercher à tout prix un métier épanouissant pour accorder plus de temps à sa passion sportive.
Dans les Côtes-d’Armor, Vanessa s’est imposée dans un milieu d’hommes où elle forme des chauffeurs routiers, malgré la réticence de certaines entreprises à se féminiser.
Dans le Finistère, Stéphanie télétravaille avec entrain, mais à ses frais.
À travers leurs récits et leurs vécus, les avis d’universitaires, les réactions des représentants du monde de l’entreprise, les cinq volets de “Modes d’emplois” reviennent sur le mythe d’un télétravail généralisé et facilité, sur le fantasme d’une “démission silencieuse” et massive, estampillée quiet quitting, sur la stigmatisation des intérimaires supposés “profiteurs” du système, en réalité majoritairement précaires, sur le faux-semblant de la mixité homme-femme en période de tensions sur l’emploi et enfin sur l’illusion de la reconversion professionnelle à portée de main.
Télétravail : les salariés le réclament, les entreprises en profitent
Tout laisse à penser que les salariés sont les grands gagnants de la généralisation du télétravail. Pas si sûr… Les déplacements domicile-travail à rallonge sont remplacés par des journées sans fin. Les frais de carburant par l’augmentation des dépenses énergétiques. Côté entreprises, on gagne des mètres-carrés et de la flexibilité, mais on perd parfois de vue l'équilibre de la relation avec l’employé.
Travail à la traîne : la face cachée du quiet quitting
Pour certains, le quiet quitting, ou “démission silencieuse”, est une réalité, mais pour d’autres, il s’agit d’une remise en question plus profonde du rapport au travail et à son organisation. En Bretagne, Catherine, Pierre, Nicolas* et Hélène* ont changé leur regard sur leur activité. Entre perte de sens, conditions de travail dégradées et volonté de dégager du temps pour soi, ces “démissionnaires” veulent surtout être en paix avec leur emploi.
Les intérimaires "tout-puissants", un mirage qui cache la précarité
Particulièrement ciblé par les réformes gouvernementales les plus récentes, censées limiter ses "privilèges" supposés, l'intérim concerne avant tout une majorité de travailleurs non qualifiés et précaires. Pour bientôt trois millions d'intérimaires en France, comme ceux que nous avons rencontrés dans l'industrie, la logistique ou la santé, le système est plus souvent subi que choisi.
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Féminiser pour mieux recruter : la pénurie de main-d’œuvre devrait inciter les entreprises à la parité
Et si la mixité femmes-hommes permettait à certains secteurs de résoudre leur pénurie de main-d'œuvre ? Cette piste fait son chemin dans les discours, mais dans les faits, le compte n’y est pas. Les femmes salariées dans des métiers masculins sont formelles : les entreprises peinent à s’engager.
Changer de métier, le grand bal des inégalités
Laurence a mis trois ans, Marion ne sait toujours pas ce qu’elle va faire et Gaëlle s’est vu refuser son projet… Se reconvertir, ce n’est pas si facile, et ce n’est pas forcément un choix. Entre la pêche à l’information, le labyrinthe des accompagnements et la galère des financements, se former pour bifurquer relève de la course d'orientation, et encore plus pour les moins qualifiés.
Qui sont les auteurs et autrices de cette enquête ?
Rédacteurs en chef : Lucille Derolez et Clément François
Secrétaires de rédaction : Marion Floch et Manon Fontaine
Responsable iconographie : Bluenn Rioual
Equipe télétravail : Léna Guihéneuf, Roxanne Machecourt et Enora Nicolas
Equipe quiet quitting : Awaël Wil Casimir-Favrot et Joseph Le Fer
Equipe intérim : Clément François, Marion Floch et Roxanne Machecourt
Equipe mixité : Manon Fontaine, Léna Guihéneuf et Bluenn Rioual
Equipe reconversions : Lucille Derolez, Enora Nicolas et Améline Roussel
Equipe pédagogique : Christophe Gimbert (responsable du master Journalisme) et Claire Thévenoux
Equipe éditoriale France 3 Bretagne : Stéphane Grammont (responsable des Éditions numériques), Thierry Peigné