Indissociable pendant moins d'un demi-siècle de La Janais et de Citroën, La Barre Thomas fait aujourd'hui partie d'une des 23 sous-traitantes de la région. Propriété de Cooper Standard, l'entreprise a payé, pendant dix ans, la séparation avec PSA au prix fort.
C'est une interminable toiture en dents de scie que l'on distingue de la rocade rennaise. Ce long bâtiment nargue le stade de la Route de Lorient situé à quelques mètres. Il semble intact, ou presque. A 63 ans, La Barre Thomas (LBT), spécialisée dans la fabrication de pièces en caoutchouc, bat pavillon américain depuis 2011. Aucune trace des chevrons rouges Citroën qui ont longtemps marqué la zone industrielle ouest. Le logo bleu et jaune de Cooper Standard s'affiche désormais sur la façade de l'usine. Ce vendredi de mars, le parking est presque vide. C'est un jour de chômage partiel. Rien ne sort des chaînes.
Première usine Citröen en province
Pourtant, il y a 40 ans, l'usine tournait à plein régime pour la maison-mère Citroën. 1 300 000 pièces en caoutchouc et 21 000 roulements à billes étaient chaque jour fabriqués par les 2400 salariés de l'époque. Des fratries entières travaillaient dans les lignes de La Barre Thomas et de La Janais. « C'était un petit village, il y avait une ambiance familiale malgré les effectifs », se souvient Dominique Huet, ancien technicien méthode, embauché en 1983. « Le premier jour où je suis arrivé, il y avait des vieilles presses à compression qui dégageaient beaucoup de chaleur, beaucoup d'odeur. L'odeur de caoutchouc ça vous saisit... », décrit-il.
C'était le temps de la BX et la trentième bougie de la Barre Thomas. L'usine de la route de Lorient doit sa création à une autre voiture, la 2CV. Dépassé par le succès du modèle en 1951, le constructeur automobile décide alors de délocaliser la production de certaines pièces des usines saturées de Clichy et Levallois. Le premier site provincial de Citroën est né. Avec une main d’œuvre bon marché et la qualité du réseau ferroviaire et routier, la marque aux chevrons y trouve son compte. Même à 300 kilomètres de Paris.
La Barre Thomas comme punition
Autour de l'ancien terrain militaire de trente hectares, où est plantée Cooper Standard, rien ne laisse penser que l'usine a écrit, avec sa grande sœur La Janais, l'histoire de Citroën. Témoins du temps qui s'est écoulé, les graffitis ont recouvert les palissades qui longent le flanc Est. « Si on cherchait on arriverait peut-être à trouver des machines avec des chevrons dans les ateliers », lance Sylvain Selon, secrétaire de la CGT de l'usine. Comme beaucoup d'ouvriers, il a été muté de La Janais à La Barre Thomas. « En général, ils envoyaient ceux qui ne se laissaient pas faire », affirme le cégétiste qui ne regrette pas le voyage. D'autres vivent le transfert comme une punition : « l'usine était vieillotte, toute ridée. »
Toujours est-il, qu'à son arrivée, en 1996, route de Lorient, les camions vont et viennent ; le parking est bondé et « il y a du boulot à bloc, on travaille même le samedi ». 98 % de la production part dans les usines d’assemblage du constructeur automobile. Mais La Barre Thomas fabrique aussi, à petite échelle, des pièces pour les chars Leclerc et les Rolls-Royce. Mais dans les bureaux de la direction parisienne de PSA, Jean-Martin Folz a pour objectif de recentrer le groupe sur son « coeur de métier » : l'assemblage et les moteurs. Dès 1997, l'émancipation de la Barre Thomas est lancée : première élection professionnelle autonome, création d'un service commercial... Les signes ne trompent pas. « On savait que ça allait être vendu », jure Sylvain Selon.
« Résistance...c'était presque un gros mot »
Il n'avait jamais été utilisé avant ce 4 octobre 1999. Au mât posté à l'entrée du site vient d'être hissé un drapeau italien. Les dirigeants de la petite entreprise familiale CF Gomma rencontrent pour la première fois les salariés rennais. Le fleuron de l'industrie bretonne est acheté 47,3 millions d'euros. Les routes de La Barre Thomas et de PSA se séparent à la fin de cette réunion cordiale. Les chevrons rouges du constructeur automobile sont définitivement enlevés de la façade de l'usine quelques mois après. Et le syndicat maison CSL/SIA se mue à celui de Force Ouvrière (FO). La page se tourne sans drame, ni résistance. « C'était une opportunité de voir autre chose. De casser avec cette culture [Citroën] qui était lourde, lourde, lourde », se rappelle Dominique Huet, alors délégué syndical de la CFTC. « Il y avait une part de risque, mais j'ai positivé. Pis, quand on connaissait le contexte de l'usine, parler de résistance... C'était presque un gros mot. » Sylvain Selon regrette, à demi-mot, la passivité de l'époque. Pour lui, « il n'y a pas eu de véritable réaction parce que les gens avaient été habitués à se taire ».
« Le tour de passe-passe... »
Route de Lorient, derrière les haies qui bordent l'usine, des paniers bleus « CF GOMMA BT » sont rongés par la rouille. Vestige de l'ère italienne déjà si lointaine. Le groupe de Lombardie (Italie) a déposé le bilan en 2005 et a laissé une belle ardoise à La Barre Thomas. En souffrance depuis le retournement de la conjoncture et la chute de Fiat, CF Gomma avait imposé à son site breton de racheter l’une de ses usines à Czestochowa, en Pologne. « C'était le tour de passe-passe italien, une manière de taper dans la caisse », assure Dominique Huet. La sortie de route devient inévitable.
Le dérapage en 2007
Le tribunal de commerce de Nantes confie, un an plus tard, le fleuron breton à un fonds d'investissement anglo-américain, Silver Point. Objectif : assainir les comptes, restructurer la désormais Société des Polymères Barre Thomas et la revendre.
Le cauchemar commence. Trois plans sociaux en quatre ans : 2006, 2007, 2009. « Les départs du deuxième plan ont créé un choc. Ça prend aux tripes de voir les conditions dans lesquelles certains ont été licenciés. Des gens sont tombés malades. Même parmi ceux qui restaient », lâche Dominique Huet, qui fait partie des licenciés de la seconde vague. « Ils venaient chercher les ouvriers à leur poste », se souvient Sylvain Selon. Le ministre du travail de l'époque Xavier Bertrand s'en était même ému en qualifiant les méthodes employées de « scandaleuses ». Parallèlement, la CGT et la CFTC montent un dossier et attaquent le plan de licenciement en justice. Ils obtiennent gain de cause devant la cour d'appel de Rennes en 2009. « C'était une belle revanche... un fait d'arme », se félicite encore Sylvain Selon, sans cacher son sourire.
La Barre-Thomas, le nom oublié
Mais cette victoire passée des syndicats ne masque pas « l'ambiance morose », qui règne aujourd'hui sur les chaînes de l'usine. « Il m’est arrivé de me retrouver, le vendredi après-midi, seul dans un atelier grand comme un terrain de foot. Alors qu'il y a quelques années, ça grouillait de monde », constate le cégétiste Eric Berroche, employé depuis 1982 dans l'entreprise. Les salves de licenciements ont laissé des traces dans les esprits. Cooper Standard qui a racheté le site en 2011, emploie aujourd'hui à Rennes un peu moins de 980 personnes. Trois fois moins qu'il y a dix ans.
Le nom historique de l'usine – Barre Thomas – a été définitivement abandonné après le passage de Silver Point. « Je pense qu'il y avait une volonté d'effacer tout ce qu'il s'était passé », suppose Sylvain Selon. Actuellement, le site rennais ne délivre que 20 % de sa production à La Janais et travaille, entre autres, pour le concurrent historique : Renault. Petit à petit, PSA est devenu un client comme les autres. La moitié des salariés ont eu des contrats de travail signés par le groupe automobile. « On fait encore partie des meubles de la maison PSA », commente le syndicaliste. En témoigne le nom des équipes de travail des ouvriers : bleu et rouge. « C'est une création de Citroën. Et ça, c'est resté. »