Une proposition de loi, adoptée par la majorité de droite, a été votée au Sénat lundi 30 octobre, et vise à interdire l'usage de l'écriture inclusive dans les documents officiels publics, mais aussi privés. Les défenseurs du texte dénoncent une tentative de destruction du français, ses opposants défendent une évolution naturelle de la langue.
L'écriture inclusive "pourrait signer le déclin du français dans le monde", pour la sénatrice LR Pascale Gruny. Selon le sénateur Martin Lévrier (Renaissance), le général de Gaulle n'aurait pas "pu rassembler et gagner la guerre avec un discours" écrit en "inclusif". Et pour l'Académie française, elle représente un "péril mortel" pour la langue française.
Pour résumer, l'écriture inclusive déclenche des réactions plus qu'épidermiques chez ses opposants. Suffisamment pour qu'une proposition de loi soit déposée pour en interdire l'utilisation dans plusieurs contextes, y compris les actes administratifs, les documents officiels, les contrats de travail ou encore les communications commerciales. Amendé, le texte a été voté en première lecture par le Sénat ce mardi 30 octobre, à 221 voix contre 82.
"C'est atterrant d'entendre ça"
La cible principale des sénateurs : le point médian, utilisé à l'écrit pour rendre neutres des mots masculins. Dans son discours introductif en séance publique, la sénatrice Pascale Gruny, autrice du texte, a fustigé son usage, qui "exige d'être expert en déchiffrage". Selon elle, l'écriture inclusive, "censée inclure le plus grand nombre, contribue à exclure une partie de nos concitoyens". Ce qui, à l'en croire, serait le résultat délibéré d'une "volonté de fragiliser encore plus la langue française en la rendant illisible, imprononçable et impossible à enseigner".
🔴 Le Sénat a adopté la proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l'écriture dite inclusive. #DirectSénat
— Sénat (@Senat) October 30, 2023
Pour en savoir plus :
🔗 Consulter la loi en clair : https://t.co/tNPi89OqH7
👉Les résultats du scrutin :
221 pour✅
82 contre❌ pic.twitter.com/fZSLCS6CFs
Une assertion qui relève "du complotisme", lance Christophe Benzitoun. Maître de conférences en linguistique française à l'Université de Lorraine, il fait partie des "Linguistes atterrés", collectif à l'origine du livre/tract Le français va très bien, merci. "Personne n'a l'intention d'attenter à la langue française, c'est atterrant d'entendre ça", ajoute-t-il, militant pour "dépassionner le débat".
Il considère ainsi que légiférer sur l'usage de l'écriture inclusive "n'est absolument pas le rôle du législateur, à moins qu'on vive dans un pays non démocratique" :
Il n'y a pas de langue en dehors des locutrices et des locuteurs. Soit les gens s'emparent de l'écriture inclusive, soit ils ne s'en emparent pas. Mais c'est ahurissant de vouloir interdire son utilisation par la loi.
Christophe Benzitoun, maître de conférences en linguistique
Le linguiste défend le mécanisme d'évolution naturelle de la langue, à l'instar du sénateur socialiste Yan Chantrel qui, devant la chambre haute, assure : "L'usage précède la norme, et pas l'inverse."
Vie privée, vie publique
Pour Jean-Gérard Paumier, au contraire, "le Sénat est dans son rôle de s'exprimer sur un sujet aussi fort que la langue". Le sénateur LR d'Indre-et-Loire reconnaît que "certains éléments de la langue peuvent évoluer", mais considère l'écriture inclusive comme "quelque chose de très dogmatique". "Que chacun, à titre privé, fasse comme il veut, poursuit-il. Mais il faut protéger, dans les actes officiels, privés, publics, pédagogiques, la langue qui correspond à notre trésor national."
Concrètement, le texte voté par le Sénat interdit l'usage de l'écriture inclusive dans tous les documents officiels obligatoirement rédigés en français, et dans les publications, revues et communications, dans les actes juridiques. "Le français est une langue déjà complexe, la question du point médian et d'autres éléments ésotériques tendent plutôt à exclure qu'à intégrer", souffle Jean-Gérard Paumier. Par "éléments ésotériques", il désigne en particulier les néologismes tels que "iels" ou "celleux", contractions de genre neutre servant à remplacer le masculin de généralité dans "ils" ou "ceux". "Les textes qui ont commencé à utiliser cette écriture sont illisibles", considère également Rémy Pointereau, sénateur LR du Cher.
Les sénateurs Les Républicains évoquent, notamment, la difficulté que représente l'écriture inclusive dans l'enseignement. "Elle entrave gravement les efforts des élèves présentant des troubles d'apprentissage", affirme Pascale Gruny, dans son discours devant la chambre. Sauf que "personne n'a demandé à l'enseigner, donc la loi répond à une question qui n'est pas posée", certifie Christophe Benzitoun. En 2021, une circulaire du ministre d'alors Jean-Michel Blanquer prévoyait déjà de "proscrire le recours" à l'écriture inclusive dans l'Éductaion nationale.
Quand le masculin se veut neutre
Des emplois que défend de son côté Christophe Chaillou, sénateur socialiste du Loiret, qui a voté contre le texte : "Un certain nombre de citoyens, et surtout de citoyennes, y sont attachées. Beaucoup tiennent à cette reconnaissance, parce qu'elles ont la perception, en tant que femmes, que le masculin n'est pas le neutre."
Car le masculin en tant que neutre est un principe linguistique défendu par les auteurs du texte, et par le président de la République. Hasard du calendrier, Emmanuel Macron inaugurait ce mardi 30 octobre, quelques heures avant les débats au Sénat, la Cité de la langue française à Villers-Cotterêts. Dans son discours, il a fustigé l'écriture inclusive, matraquant que "le masculin fait le neutre".
Au Sénat, l'élu LR Etienne Blanc a tenu à assurer que "l'usage du masculin générique correspond au neutre et simplement au neutre, sans qu'aucune volonté de domination d'un sexe sur un autre ne résulte de ce choix".
Le masculin, une suprématie tardive
Cette affirmation est pourtant contestée par linguistes et historiens. "Comme en italien et en espagnol, le neutre latin a disparu et le masculin a pris la place du neutre, sans volonté de patriarcat, explique Christophe Benzitoun. Et puis au 17e siècle, le masculin en tant que neutre a été le sujet d'une instrumentalisation idéologique par des grammairiens, qui étaient tous des hommes." En somme, la domination dans la langue française du masculin sur le féminin est devenue "quelque chose de positif et de défendu".
Selon le linguiste, l'écriture inclusive fait partie, comme la féminisation de nombreux noms de métiers auparavant réservés aux hommes (comme "autrice" ou "avocate") d'un "retour à une époque où la langue n'avait pas ce côté idéologique, où le français était moins masculinisé". Sans pour autant que quiconque "ne veuille imposer l'écriture inclusive, c'est une piste de réflexion".
Christophe Benzitoun espère l'abandon d'une partie de la proposition de loi, notamment sur les interdictions dans le cadre privé. Il se fonde notamment sur la déclaration des Droits de l'Homme, qui prévoit que "tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement". C'est d'après cet article que le Conseil constitutionnel avait retoqué une partie de la loi Toubon de 1994, et qui visait à lutter contre les anglicismes. La loi, à l'époque, souhaitait encadrer aussi l'usage de la langue dans les pratiques commerciales.
Le texte doit désormais passer par l'Assemblée nationale, mais n'y est pas encore inscrit à l'ordre du jour.
Nota bene : la rédaction est désolée de n'avoir, sur le sujet de l'écriture inclusive, pu interviewer que des hommes.