Oubliées des autorités, des familles de travailleurs morts au travail ont monté un collectif pour partager leur souffrance. Et mobiliser l'opinion pour faire baisser le nombre d'accidents. Ce samedi 4 mars, elles ont rendez-vous au ministère du Travail.
790 personnes sont mortes lors d'accidents de travail en 2019 dans l'Hexagone. Selon des données Eurostat, la France serait ainsi la championne des morts au travail au sein de l'Union européenne. Un triste trophée qui cache des centaines de vies brisées dans des familles, laissées pour compte du jour au lendemain.
C'est ce qui est arrivée à Delphine et Franck Marais. Leur fils Ludovic est mort en décembre 2019, percuté par un monte-charge dans le restaurant-brasserie où il travaillait, place Jean-Jaurès à Tours. Le début d'une descente aux enfers pour les deux parents. "Mon mari s'est fait licencier pour inaptitude, et moi je suis en invalidité partielle aussi, donc je ne peux plus faire mon activité que je faisais depuis 28 ans", raconte Delphine Marais.
Depuis l'accident, impossible de faire le deuil, "on ne peut pas le faire pour la mort de notre enfant, c'est toujours aussi dur tous les jours". Même trois ans après. Trois ans dont de nombreux mois de solitude, à ressasser. Alors, quand Delphine et Franck Marais ont été contactés en 2022 pour devenir membre du "Collectif familles : Stop à la mort au travail", "ç'a été une évidence", assure la mère endeuillée.
"On doit hériter de son enfant"
Le collectif en question est né il y a moins d'un an, dans l'esprit de Fabienne Bérard, dont le fils est mort sur un chantier en Charente. Elle est rapidement rejointe par Caroline Dilly, elle aussi endeuillée par le décès de son fils Benjamin après une chute sur un chantier à Chinon en février 2022. Il était couvreur-zingueur. Selon les chiffres du ministère du Travail, le secteur de la construction concerne 20% des accidents mortels au travail (soit presque un mort tous les deux jours), tout en ne représentant que 6,7% des emplois en France selon l'Insee.
Caroline Dilly dit avoir participé à la création du collectif pour combler un manque : "On est seules dans nos coins à pleurer la mort de nos fils, il n'y a pas d'association. Il y a des associations d'accidentés, mais pas pour les accidents mortels. Et personne n'en parle." Aujourd'hui, le collectif sert de structure pour accompagner ces familles qui ont perdu un proche, un enfant, un parent. "Parfois, j'ai des familles au téléphone pendant trois heures parce qu'elles n'en ont parlé avec personne, même trois ans après l'accident."
D'autant que les familles peuvent se sentir rapidement abandonnées par l'État après l'accident mortel. "On se retrouve seul avec tout l'administratif, on doit hériter de son enfant, ce qui est horrible, ajoute Caroline Dilly. Et en plus, il faut que ce soit fait rapidement, dans des moments où on est abattu. On est noyé dans des démarches, et on n'a aucune information si on ne va pas la chercher."
Elle affirme ainsi avoir vu des familles ne pas se porter partie civile après la mort d'un proche au travail, "parce que l'entreprise aura payé les obsèques, pour les brosser dans le sens du poil". Et un procès sans partie civile, "c'est un procès déjà perdu".
Aucune fatalité
Le collectif s'est ainsi fixé pour but concret de faire changer les choses en France. En réclamant par exemple un accompagnement des familles après le drame, psychologiquement et financièrement. "Ça détruit des familles, ma fille en est à sa deuxième tentative de suicide", constate Caroline Dilly.
Mais aussi, et peut-être surtout, sur la prévention des accidents. La co-créatrice du collectif affirme ainsi ne pas aimer le mot même d'"accident", qui "veut dire fatalité, alors que neuf accidents au travail sur dix pourraient être évités". Au centre des revendications du collectif : des moyens plus importants pour le volet contrôle. Car, pour plus de 4 millions d'entreprises en France, l'inspection du travail n'emploie que 1 952 agents, selon les chiffres de 2020 :
On a le cas d'une famille où l'inspection du travail était prévenue que l'employeur était dangereux. Sauf que la dame de l'inspection du travail était en vacances. Le temps qu'elle prenne connaissance du mail, il y a eu un mort. Pourquoi personne n'a pris le relai ?
Caroline Dilly
L'idée est aussi de responsabiliser les entreprises. Ne voulant pas "généraliser", Delphine Marais estime que "beaucoup font passer les profits avant la sécurité". "En France, en 2023", s'indigne-t-elle. Pour changer la donne, elle souhaite "des peines plus lourdes, plus significatives pour les dirigeants d'entreprises". Que, par exemple, "ce soit requalifié en crime quand la faute inexcusable de l'employeur est reconnue", ajoute-t-elle. Car, à l'heure actuelle, "on a bien compris qu'un employeur ne ferait jamais de prison" pour un accident de travail, même mortel.
Elle souhaite également une fermeture administrative préventive en cas d'accident mortel. Notamment dans le cas de son fils, mort dans un restaurant. "Quand un restaurant sert de la nourriture périmée, ou emploie des personnes non-déclarée, il est fermé tout de suite. Pourquoi ce n'est pas la même chose quand un homme y meurt en travaillant ?"
Des anonymes au ministère
Toutes ces revendications, le collectif les apportera au ministère du Travail ce samedi 4 mars, une délégation de familles devant être reçue par des collaborateurs du ministre Olivier Dussopt. "On espère que le ministère va ouvrir les yeux", lance Caroline Dilly, même si de réels changements législatifs risquent encore de se faire attendre. Delphine Marais se réjouit déjà "de pouvoir être entendue".
Et pas que par les autorités : "On veut que tout le monde soit sensibilisé à ça, comme pour la sécurité routière." Delphine Marais se dit d'ailleurs émue de voir son témoignage dans les pages "Société" de La Nouvelle République. "Avant, un mort au travail, il faisait cinq lignes dans la rubrique faits divers. Maintenant, on met des visages, on en parle."
"Ce combat, maintenant, c'est notre chemin de croix. C'est lui qui nous donne l'énergie d'avancer", conclut Delphine Marais. Ce samedi, un bus au départ de Dreux emmènera plusieurs familles du collectif à Paris, pour un rassemblement à 14h square d'Ajaccio, juste devant les Invalides. Avant d'aller toquer à la porte du ministère du Travail.