Dans le cadre de notre chronique hebdomadaire Ma France 2022, nous sommes allés à Argenton-sur-Creuse, petite ville rurale du sud de l'Indre, où la question du pouvoir d'achat a ressurgi avec force dans les débats de la présidentielle. Carburants, énergies, nourritures... les habitants cherchent à faire baisser la facture.
L'inflation post-Covid, la hausse du prix des énergies, la flambée des carburants avec la guerre en Ukraine... Les Français doivent faire face à une vague d'augmentations, qui se répercutent machinalement sur leurs factures en fin de mois.
De nombreux lecteurs des sites de France 3 et France Bleu nous ont fait part, via le formulaire Ma France 2022, de leurs inquiétudes face à cette hausse des prix. Leurs propositions sont claires : "Il faut que les pensions des retraites augmentent en suivant l'indice du coût de la vie", écrit Patrick. Anthony souhaite également "revaloriser les petits salaires mais également les salaires moyens, qui perdent du pouvoir d'achat depuis des années".
Prendre la voiture, "on y réfléchit à deux fois"
Pourtant, à en croire l'Insee, le pouvoir d'achat a augmenté, bien que légèrement, ces dernières années dans le pays. Un optimisme mis à mal par les dernières augmentations, plus ou moins brutales, qui ont touché les consommateurs. À Argenton-sur-Creuse, dans le sud de l'Indre, les habitants comptent minutieusement leurs dépenses. Dans une ville où le revenu médian annuel est de 2 000 euros inférieur à la moyenne nationale, c'est une nécessité.
À la station-service Total - l'une des trois que compte la petite agglomération - le prix du gazole s'affiche, implacable : 1,94 euro le litre. Il y a quelques jours, il a dépassé les 2 euros. Raphaël Blin est venu y faire le plein, mardi matin. La hausse spectaculaire des carburants représente "500 euros de plus par mois" sur son budget de conducteur de taxi. Heureusement, lui est reversée la TVA. Sa solution pour rester à flots : "Travailler plus, mais c'est pas évident, ça crée de la fatigue et du stress."
À quelques mètres de lui, Claire Feignon remplit le réservoir de sa voiture. "Le gazole à 2 euros, c'est excessivement cher", fustige-t-elle. Factrice dans les communes environnantes, elle dit désormais "y réfléchir à deux fois avant d'aller faire des courses à 30 km". Même constat pour Christine Balluet, aide-soignante à Saint-Gaultier, qui estime parcourir 200 km par jour au volant. Ses astuces pour moins dépenser : "Je fais plus attention à ma vitesse, et j'évite les voies rapides." Elle passe aussi par internet où se trouve le pétrole le moins cher d'Argenton. Pas le choix.
Mise en commun des dépenses
Au bar "Le Brazza", en plein centre-ville, Melissa tient le comptoir, et y entend les soucis des habitants. "Pour les gens ici, la voiture c'est essentiel pour aller travailler, alors ils s'inquiètent de la hausse", raconte-t-elle. En moyenne dans la région, 90% des trajets domicile-travail de plus de 5 km se font en voiture. "J'en entends dire : "On paye l'essence pour aller travailler, et on va travailler pour payer l'essence"."
Alors mettre en commun les dépenses de carburants peut devenir une alternative efficace. À deux pas de la sortie d'autoroute de la zone industrielle, une aire de covoiturage a ouvert, et rencontre un certain succès. Elle ne l'utilise que depuis deux jours, mais Alexandra Levant se dit conquise. Habitante d'Argenton, travaillant dans l'aéronautique à Châteauroux, elle a négocié avec ses collègues "quand le gazole est monté à 2,40".
Les semaines précédentes, la hausse des prix s'était déjà fait sentir. "Je ne roulais plus le week-end, je privilégiais les trajets travail aux trajets loisirs", assure-t-elle. Elle dit s'être renseignée "pour prendre le train, mais ça revient trop cher".
"C'est incomparable"
Car Argenton-sur-Creuse est dotée d'une gare sur la ligne Paris-Orléans-Limoges, desservie par des TER ralliant également Châteauroux et Vierzon. Sur le quai, Benjamin attend son train. Assistant d'éducation dans un collègue d'Argenton, il réside à Châteauroux et fait le trajet tous les jours. Sa motivation originelle pour prendre le train ? "On n'a qu'une voiture avec ma compagne, et elle l'utilise pour aller bosser et déposer les enfants chez la nounou." Mais rapidement, une autre raison s'est imposée : "Je me suis rendu compte que c'était beaucoup moins cher." D'autant que son employeur prend en charge la moitié de son abonnement. "C'est incomparable, je ne suis pas pressé d'acheter un second véhicule", sourit-il.
Mais la gare est-elle en danger ? C'est ce qu'estime son comité de défense, qui se bat pour plus de trains, plus de rénovations de la lignes et... une baisse des prix. Guillaume Chaussemy est vice-président du comité, et maire de Pont-Chrétien Chabenet, à quelques kilomètres au nord. Il se souvient que "Argenton-Châteauroux, ça coûtait 6 euros 50 il y a cinq ans, aujourd'hui ça vaut 9 euros", regrette-t-il. Pour lui, préserver les transports en commun en ruralité est indispensable. "Faire 5 km plutôt que 40 pour tomber sur la gare, c'est un moyen de limiter les dépenses, c'est une question de pouvoir d'achat", assène-t-il.
"La honte de l'État"
Alors, est-il possible de laisser sa voiture au garage à Argenton ? Au "Brazza", un habitué attablé devant son café assure que, pour lui, "la voiture c'est terminé, plus d'assurance à payer, et plus d'essence". Son alternative : les minicars qui font des rondes en ville. "Ils nous emmènent à Intermarché", se réjouit Marie*, sa camarade de table.
Rue Grande, on croise Annie Pion, qui constate malgré tout un manque de transports en commun en ruralité. "C'est abominable, c'est la honte de l'État", balance-t-elle. Elle plaide pour plus de "petits cars, qui fassent les villages à 15 km à la ronde". Retraitée mais travaillant encore aux côtés de son fils, elle fait 40 km par jour en voiture, mais promet qu'elle la remiserait si une alternative s'offrait à elle. Autre idée, venue de Guillaume Chaussemy :
Il y a des bus scolaires qui sont presque vides mais roulent toute l'année, c'est une folie. On pourrait les aménager avec un côté pour les jeunes et un côté pour les gens qui vont au boulot.
Guillaume Chaussemy, vice-président du comité de défense de la gare d'Argenton
Car, pour lui, la réduction de 15 centimes par litre de carburant promise par Jean Castex à partir du 1er avril est "une blague". "C'est pas grand chose, quand vous avez besoin de votre véhicule, vous allez quand même payer plein pot", estime de son côté Jean-Louis Gallois. Sur le parking du Lidl, il attend avec son caddie plein de denrées alimentaires. Il dit faire ses courses "en fonction des promotions" dans un des trois supermarchés d'Argenton. Et puis, comme beaucoup de Berrichons, il cultive ses légumes dans son jardin. "On est obligés de s'adapter pour dépenser moins."
Augmentations sélectives
Christine Balluet, elle, profite de son métier d'aide-soignante pour faire du repérage : "Je fais les courses pour beaucoup de personnes donc je vois où sont les promotions."
Et même s'il fait des efforts pour dépenser moins, Jean-Louis Gallois se dit chanceux "d'avoir payé ma maison, parce que s'il fallait en plus payer le loyer, on ne s'en sortirait pas, on n'a pas de grosses retraites". Ancien employé en imprimerie, il dit toucher 1 400 euros par mois. "Toutes les assurances que je paie, ça augmente tous les ans, à l'allure où ça va, je ne suis pas sur que ma retraite suffira à payer les factures". Parce que, si les prix grimpent, "la retraite, elle, reste statique".
"On aurait un peu plus, on serait mieux", concède Marie*, elle aussi retraitée. Elle affirme ne pas chauffer les chambres de sa maison, mais payer malgré tout 300 euros de chauffage. En plus, "je paie une aide-ménagère parce que j'ai pas 20 ans, et un jardinier pour tondre la pelouse. Avec ce qui reste, on grignote." Alexandra Levant aussi dit avoir "baissé le chauffage depuis le début de la guerre en Ukraine, et puis je me couvre plus".
Electric-cité
Comme elles, pas moins de 300 000 ménages sont en situation de "précarité énergétique" en Centre-Val de Loire, d'après une étude menée par l'Insee en 2016. Soit plus d'un quart des ménages de la région. La précarité énergétique d'un ménage concerne les personnes soumises à une fragilité financière, avec des factures trop élevées, et exposées à un inconfort dû au froid par privation de chauffage pour faire des économies. Et depuis 2016, les prix des énergies ont bien augmenté.
Pour rénover les nombreuses passoires thermiques de son territoire, la région propose diverses aides à destination des ménages souhaitant sauter le pas. Un geste pour l'environnement, mais aussi pour le porte-monnaie à plus long terme. À Argenton et environs, trois entreprises sont habilitées par France Renov'. L'un de ces artisans explique avoir vu "des périodes où on n'arrêtait pas de faire des rénovations", mais que l'engouement s'est un peu estompé ces derniers mois. En cause selon lui : la hausse des matériaux : "On a pris 15% de hausse sur les tuiles en janvier et à nouveau 15% en mars", affirme-t-il.
Si bien que le bénéfice financier d'une rénovation est de plus en plus compliqué à déterminer si les travaux nécessaires coutent de plus en plus cher. En plus, "certains fournisseurs nous facturent à la date d'expédition et pas à la date de commande", assure l'artisan.
Alors forcément, de tels travaux, chiffrés en milliers d'euros, sont difficiles à entreprendre pour des familles qui se privent déjà pour boucler le mois. Avec diverses mesures solidaires, la mairie et le CCAS d'Argenton viennent en aide aux plus défavorisés. Elle propose par exemple le paiement partiel des factures d'eau, ainsi que des tarifs réduits à la cantine des enfants. Pour les familles aux minima sociaux, le repas revient à 30 centimes, contre 2,62 euros le plein tarif. "C'est une économie substantielle pour une famille de trois enfants, qui peut leur permettre de faire d'autres choses à côté" et de ne pas se priver, s'enthousiasme Annick Mouret, adjointe aux Solidarités et à l'action sociale.
"Marre de se priver"
Car si la majorité des personnes rencontrées à Argenton font des économies comme elles le peuvent, reste un certain ras-le-bol général. "Dépenser moins... au bout d'un moment, on en a un peu marre de se priver", lance Claire Feignon, scrutant le défilement des chiffres au fur et à mesure que le réservoir de sa voiture se remplit. Tous réclament ainsi un geste de l'État, ou du futur président de la République.
Annie Pion propose par exemple que la TVA sur les carburants soit abaissée à 5,5% comme pour les produits alimentaires, et non plus à 20%. Annick Mouret, elle, espère "une reconnaissance de l'apprentissage et des travaux manuels", souvent synonymes de bas salaires. Croisée en centre-ville, Mathilde Faure, ingénieure dans les énergies renouvelables, envisage "des aides sur l'augmentation des prix pour les personnes les plus défavorisées, mais pas forcément sur le pétrole pour inciter les gens qui le peuvent à moins prendre leur voiture". Habituée des allers-retours en voiture depuis Bordeaux, Pascale Lavale souhaite enfin que l'État garde un œil sur "les grandes entreprises" : "Nous on paie des sommes faramineuses à la pompe, pendant que Total fait des bénéfices énormes." 16 milliards de dollars en 2021.
Outre la santé (pour beaucoup) et l'environnement (pour certains), les habitants disent presque tous que les propositions en matière de pouvoir d'achat des candidats seront déterminantes quand viendra l'heure de choisir quel bulletin glisser dans l'urne.
* : les prénoms marqués d'un astérisque ont été changés