"C'est une escroquerie intellectuelle" : y a-t-il vraiment une "explosion" des violences dans le Loir-et-Cher ?

La parution d'un bilan annuel de la délinquance ce 20 février semble indiquer une augmentation des violences en France. Le Loir-et-Cher obtiendrait la palme de la plus forte poussée avec une hausse de 40 % en un an. Mais pour des spécialistes, cette présentation est "absurde".

Que se passe-t-il en Loir-et-Cher ? Depuis la publication d'un article d'Europe1 sur les chiffres de la délinquance en zone police, le 20 février, le département est désigné comme le territoire où l'augmentation des violences aux personnes est la plus haute en France.

"Une explosion de près de 40 %", s'alarment d'ailleurs nos confrères sur leur site internet. "Ce qui interpelle, c'est que les départements jusqu'ici épargnés voient leur niveau de délinquance augmenter", ajoute RMC, le lendemain, en s'appuyant sur un autre rapport du ministère de l'Intérieur qui additionne cette fois les chiffres de la police et de la gendarmerie.

Réactions en cascade

Le président du groupe Rassemblement national au conseil régional du Centre-Val de Loire, Aleksandar Nikolic a également réagi à ces chiffres : "Du jamais vu !" écrit-il sur le réseau social X. 

Le 21 février, c'est au tour de la préfecture de Loir-et-Cher de mentionner ces données dans son bilan de l'action de lutte contre la délinquance 2023 : "On observe une augmentation de 29 % des atteintes volontaires à l’intégrité physique sur l’ensemble du département, avec 3 865 faits constatés [...] plus marqués en zone police (+ 39,5 %)."

Mais est-ce si sûr ? Avec l'aide de deux des meilleurs sociologues spécialistes de la délinquance, la rédaction de France 3 Centre-Val de Loire s'est plongée dans ces rapports pour décrypter en détail la méthode employée par les services statistiques du ministère de l'Intérieur. Leurs conclusions sont claires, derrière ces chiffres chocs, se cache une tout autre réalité.

Des rapports annuels...

Avant de s'intéresser aux chiffres, commençons par comprendre la manière dont sont produites ces données. Ces chiffres sont compilés chaque année par le ministère de l'Intérieur "à partir des plaintes déposées par les habitants et par les activités de la police et de la gendarmerie", détaille Renée Zauberman, sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS et responsable de l'Observatoire scientifique du crime et de la Justice (OSCJ).

Ainsi, des études statistiques sont réalisées en zone police (en ville) ou en zone gendarmerie (en milieu rural). D'autres études sont menées en prenant en compte l'activité totale des forces de sécurité ce qui permet d'obtenir des chiffres à l'échelle nationale, départementale et communale.

...Qui ne mesurent pas vraiment la délinquance

"Ces statistiques permettent de mesurer l'activité de la police et de la gendarmerie mais elles ne peuvent pas mesurer la délinquance", explique Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS et chercheur au centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).

En effet, "selon la délinquance que les forces de police suivent, les chiffres peuvent changer", explique Renée Zaubermann."ll y a parfois des contextes qui peuvent favoriser ou non la résurgence de certains enregistrements de délits, ce qui ne veut pas dire que le phénomène augmente", ajoute-t-elle.

En Loir-et-Cher par exemple, la préfecture indique que "les violences intrafamiliales sont en nette augmentation (+ 40,8 %) en 2023". Une formulation trompeuse, selon les spécialistes, puisqu'il ne s'agit pas des violences intrafamiliales dans leur ensemble, mais des violences enregistrées par les forces de sécurité. "On est dans un contexte de libération de la parole, il y a probablement un effet #MeToo qui peut expliquer cette hausse, mais cela ne veut pas dire que le phénomène a augmenté de 40 % d'une année sur l'autre", note Renée Zauberman.

"Il faudrait plutôt regarder si des mesures particulières ont été mises en place pour améliorer la prise en charge des victimes", précise Fabien Jobard. Et, justement, le Loir-et-Cher s'est doté de plusieurs dispositifs pour optimiser l'accueil des victimes de violences intrafamiliales depuis 2021 : "La gendarmerie nationale dispose de deux cellules de lutte contre les violences intrafamiliales : l’une à Blois, la seconde a Romorantin-Lanthenay qui mobilise 12 gendarmes à plein temps. Le commissariat de Blois dispose également d’un groupe de protection de la famille spécialisé dans le traitement des violences intrafamiliales ", liste la préfecture de Loir-et-Cher.

Effectifs de police

D'autres facteurs peuvent expliquer ces évolutions, indique Fabien Jobard : "D'une année sur l'autre, si vous avez une augmentation des effectifs de police dans un territoire, il est très probable que vous ayez également une augmentation des chiffres puisque l'activité policière va augmenter", abonde-t-il. "Il en va de même si la population augmente sur certaines zones".

En exemple, le spécialiste cite la création de la police de proximité à la fin des années 90 : "Comme il était plus facile pour les habitants de porter plainte, vous avez eu une augmentation des statistiques. Pourtant, cela a été utilisé comme un argument politique pour dire que la délinquance augmentait".

En d'autres termes, la nette augmentation des statistiques peut être lue comme une meilleure prise en charge des forces de sécurité, et non pas comme une augmentation du phénomène. L'inverse serait également possible. 

"Escroquerie intellectuelle"

S'appuyer sur les évolutions d'une année sur l'autre est d'autant moins pertinent que les chiffres peuvent être trompeurs. "Si dans un département, il y a un meurtre en 2022 et que, malheureusement, l'année d'après il y en a deux. Vous avez une augmentation de 100 %", explique Renée Zauberman. 

"Tenter d'analyser l'évolution de la délinquance d'une année sur l'autre est une escroquerie intellectuelle, cela ne peut être utilisé que pour des arguments politiques", dénonce-t-elle.

D'autres méthodes statistiques

D'autant que ces données statistiques sont sous-évaluées poursuit Fabien Jobard : "En se basant sur l'activité des forces de sécurité, on manque un volume important de délits sur lesquels les gens ne portent pas plainte. C'est le cas par exemple des violences sexuelles ou des délits sans préjudices". Impossible donc d'évaluer finement la délinquance sous le prisme des activités de police et de gendarmerie.

Pour tenter de comprendre ces phénomènes, les spécialistes utilisent une autre technique : l'enquête par victimation. Elle consiste "à demander aux membres d’un échantillon s’ils ont été victimes de tel ou tel comportement au cours d’une période donnée", indique le site de l'observatoire scientifique du crime et de la justice.

Cette méthode, même si elle comporte également des limites, permet de mieux appréhender le phénomène de la délinquance. "On travaille sur un très gros échantillon", détaille Renée Zauberman, "avec au moins 200 000 personnes interrogées".

Avec cette méthodologie et en prenant en compte une période plus large, aucune explosion de violences n'est constatée en France par les spécialistes : "L’homicide se situe à un niveau d’étiage, les agressions physiques oscillent depuis le milieu des années 1990 dans un ordre de grandeur inchangé (2,5 à 3 % de personnes agressées sur deux ans)", indique le site de l'OSCJ. "C'est à un niveau stable et extrêmement faible au regard d'autres pays ", commente Renée Zaubermann.

Reste que ces chiffres peuvent faire l'objet d'un débat politique, encore faut-il qu'il repose sur une base factuelle suffisante. 

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