Antisémitisme : il y a 50 ans, la "rumeur d'Orléans" s'emparait des rues de la ville

 Bien avant Facebook et les réseaux sociaux, les "fakes news" ou les fausses nouvelles n'avaient pas de mal à se répandre. Comme cette rumeur folle qui a courru dans les rues d'Orléans en 1969. Des femmes seraient enlevées dans des commerces du centre-ville. Des commerces tenus par des Juifs.

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Sur internet, chaque individu peut publier toutes sortes de contenus, sans filtre. Il peut libérer ses opinions et leur donner instantanément une audience planétaire. La prolifération de "fake news" (informations délibérément mensongères) est apparue avec l'essor des réseaux sociaux. Ces derniers sont le principal vecteur de leur propagation. Mais si l’expression "fake news" est récente, la pratique ne l’est pas. "Les fausses nouvelles ont rempli la vie de l’humanité" et parfois "soulevé des foules" a écrit l'Historien Marc Bloch en 1921. Comme cette folle rumeur à Orléans, il y a 50 ans. Une rumeur complètement délirante qui a affecté de nombreux Orléanais. En mars 2019, cette fameuse rumeur a, à nouveau, fait parler d'elle quand la communauté Rom a été victime de fausses accusations d'enlèvements d'enfants, mais de vraies violences. Retour sur cette affaire hors norme.


Des femmes droguées et enlevées en plein centre-ville

Avril 1969. Une inquiétante rumeur court dans la ville d'Orléans. Des jeunes femmes disparaîtraient après être entrées dans des boutiques de vêtements du centre ancien, et plus précisément de la rue de Bourgogne. Les cabines d'essayage de six magasins d'habillement seraient équipées de trappes qui s'ouvriraient lorsqu'elles y entrent. Les jeunes femmes seraient ensuite droguées et retenues dans des caves avant d'être chargées, la nuit, dans un bateau ou un sous-marin qui les convoierait vers l'étranger où elles seraient ensuite prostituées. Ces commerces ont un point commun, ils sont tous tenus par des Juifs. Aussi incroyable et rocambolesque que paraisse cette fausse information, les conséquences sont immédiates. La fréquentation des magasins visés s'effondre.

Le journaliste Henri Blanquet, qui travaillait alors au journal local La République du Centre, avait rapidement qualifié la rumeur de "grotesque" et avait publié des articles démentant toutes les allégations. La Préfecture publie également un communiqué expliquant qu'aucune disparition n'a été signalée à la police. Malgré les démentis, la "rumeur d'Orléans" enfle pendant tout le mois de mai 1969. Elle va même se répandre dans d'autres villes, Paris, Amiens, Tours, Poitiers et quasiment toujours à l'encontre de la communauté juive de France.
La police se penche sur ce dossier. Elle n'est pas la seule. Une équipe de cinq chercheurs en sociologie, conduite par Edgar Morin, débarque à Orléans, en juin, pour y effectuer une enquête de terrain. Le résultat de leurs investigations donnera lieu à un livre, paru en novembre de la même année.


Une rumeur révélatrice des peurs et des bouleversements sociaux de l'époque

Edgar Morin et son équipe arpentent la ville d'Orléans pendant trois jours et trois nuits, conduisant de nombreux entretiens avec les habitants pour comprendre comment ils perçoivent cette histoire d'enlèvement. L'objectif de l'équipe de chercheurs, réaliser un "diagnostic sociologique". Après avoir vérifié au commissariat si les policiers Orléanais avaient reçu des plaintes pour des enlèvements ou des fugues, Edgar Morin constate vite qu'aucun rapt n'a été déclaré. Alors comment expliquer cette histoire ? Le chercheur émet une hypothèse qu'il a évoqué dans les colonnes du  Point  "L'irruption de cette rumeur dans une ville tranquille me paraissait révélatrice des transformations profondes que subissait la société française à l'époque. Quelques années auparavant, je m'étais penché, avec mon équipe, sur les mutations d'un petit village breton, Plozévet. J'y avais passé de longs mois, en 1965, à essayer de comprendre comment la modernité s'insinuait dans les structures mentales et sociales. En 1968, je m'étais passionné pour les événements de Mai. Là, nous nous trouvions face à quelque chose de tout aussi captivant : la résurgence dans une cité moderne de récits empruntés au Moyen Âge."

Edgar Morin interroge les commerçants visés, leurs voisins et identifie des rumeurs similaires d'enlèvement dans d'autres villes : à Nantes et à Paris. Mais il observe qu'à Orléans l'affaire présente une spécificité. "Une chose qui n'était pas dite ouvertement, mais qui transparaissait quand on étudiait cette rumeur, c'est que tous les commerçants visés étaient juifs. Cette rumeur trahissait donc un antijudaïsme inconscient provenant en directe ligne de l'époque médiévale. Le personnage du juif jouait ici le rôle immémorial de bouc émissaire. Il catalysait l'angoisse du reste de la population." Cette angoisse, à ses yeux, tient à l'inquiétude devant les bouleversements sociaux qui s'accélèrent au lendemain des événements de 68. "Cette inquiétude me semblait liée à la peur du changement. Celui qu'incarnaient, à leur manière, ces jeunes filles qui allaient dans des magasins pour acheter des minijupes ou des vêtements à la mode.

Ce délire antisémite du marchand juif enlevant des jeunes filles pour alimenter un réseau secret de prostitution révélait le malaise de certaines de ces femmes, tiraillées entre l'envie de jouer les affranchies et leurs vieilles inhibitions. Leurs parents pouvaient, par ailleurs, utiliser cette rumeur en leur disant : Vous voyez, on commence par la minijupe, mais on ne sait pas où ça peut conduire...

explique t-il encore. À la publication de son livre, Edgar Morin sera surpris de constater que d'autres rumeurs strictement identiques ont secoué diverses villes de province, mais sans être médiatisées. Le même scénario ressurgira ainsi à Amiens en février 1970. Edgar Morin a confié, le 27 mars dernier, son inquiétude de voir ressurgir une histoire semblable visant les Roms de Seine-Saint-Denis. "Dans les deux cas, la rumeur se fixe sur une minorité qui a une particularité mystérieuse et inquiétante, à savoir les Juifs ou les Roms. C'est ce que Freud appelait l'inquiétante étrangeté de ceux qui ne sont pas comme vous. Et, à chaque fois, c'est une rumeur qui se transmet de bouche à oreille comme une certitude, alors qu'il n'y a aucun élément de preuve. Il faut d'autant plus se méfier du bouche-à-oreille aujourd'hui avec l'arrivée des tweets et des échanges sur les réseaux sociaux. Mais Internet ne fait que renforcer la circulation des rumeurs", a déclaré Edgar Morin dans les pages du Parisien


 

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