"Ça impacte directement la survie des buralistes !" : y a-t-il vraiment une explosion du marché parallèle des cigarettes ?

L'augmentation des taxes sur le tabac a mené à une baisse importante du volume de cigarettes vendues en France. Pour les buralistes et les entreprises qui commercialisent le tabac, cette tactique de prévention nourrit un marché parallèle d'achats transfrontaliers, de contrebande et de contrefaçon. Mais les études ne sont pas toutes d'accord.

"Ça impacte directement la survie des buralistes !" Michel Philippe, président des buralistes de l'Eure-et-Loir, est inquiet pour le futur de sa profession. Voilà des années que l'État français instaure une fiscalité toujours plus importante pour lutter contre le tabagisme. Il faut dire qu'un paquet à 12,50 euros, ça refroidit ! Et cette stratégie de dissuasion fonctionne. En tout cas, sur l'achat de tabac chez les buralistes, c'est une certitude : en cinq ans, le nombre de cigarettes vendues en France a baissé de 28%. 

Et pour les buralistes qui jouissent d'un monopole d'État (qui délègue la gestion aux Douanes qui confient sa vente aux débitants de tabac) c'est autant de cigarettes vendues en moins. Michel Philippe estime que la vente de tabac, qui représentait 80-90% de l'activité de son commerce il y a une dizaine d'années, ne représente plus que la moitié de son activité.

En dix ans, 80 buralistes ont mis la clé sous la porte dans son département, il n'en reste que 170 aujourd'hui (-32%). À l'échelle nationale, si la baisse est moins drastique, elle est tout de même importante : le nombre de buralistes a chu de 15% (passant de 27 539 en 2011 à 23 228 en 2021) alors même que leur chiffre d'affaires moyen a augmenté (dû à la hausse du prix du tabac et à la diversification des activités des buralistes).

Pour autant, cette baisse de la vente de tabac signifie-t-elle que les Français.e.s ont arrêté de fumer ? N'auraient-ils pas profité de la hausse du prix du tabac pour trouver d'autres moyens de s'approvisionner ? C'est, en tout cas, le discours bien léché des buralistes et des industriels du tabac qui est pourtant contesté.

Achats transfrontaliers et vente sous le manteau

Pour eux, il n'y a pas photo : la prévention à coups d'augmentation de taxes ne fonctionne pas et les chiffres le montrent. Selon Santé Publique France, encore 25,3% de la population adulte française fume quotidiennement (contre 27% en 2017).

Les fumeurs sont toujours là, simplement, ils n'achètent plus dans nos bureaux de tabac.

Nicolas Pinot, président des buralistes de l'Indre

Mais où seraient-ils donc passés ?  Selon la Seita-Imperial Tobacco, une entreprise qui commercialise des produits de tabac (News, JPS, Fortuna, Gauloises, etc), 40,2% des cigarettes en Centre-Val de Loire proviendraient du marché parallèle au dernier trimestre 2023. "En Centre-Val de Loire, on a observé une véritable cassure au dernier trimestre 2020, explique Hervé Natali, responsable territorial de la Seita. Alors qu'en 2019, on tournait autour de 11%, il y a eu une explosion du marché parallèle. Cela laisse à penser que les gens ont trouvé de nouvelles façons de s'approvisionner."

Ces nouvelles sollicitations pour les fumeurs seraient de deux types : l'achat de tabac dans les pays frontaliers moins chers, et l'achat illégal de contrebande ou de contrefaçon. 

Pas d'harmonisation fiscale en Europe

"On l'a vu en 2020 pendant le confinement" note Nicolas Pinot, président des buralistes de l'Indre.

Quand les frontières étaient fermées, l'activité des buralistes a explosé parce que les fumeurs ne pouvaient plus aller à l'étranger pour se fournir. Cela nous a confirmé l'existence d'un réseau parallèle.

Nicolas Pinot

L'Insee fait aussi cette remarque et parle d'une augmentation de 9,5% des ventes de tabac dans le réseau des buralistes français lors de la fermeture des frontières.

La question de l'achat dans les pays frontaliers est brûlante chez les buralistes qui se sentent lésés. Alors que la France limitait le nombre de cartouches étrangères que vous pouviez ramener dans le pays à une par personne, elle a dû revoir sa copie, car la règle était contraire à la réglementation européenne. Le 29 mars, un décret a signé la fin de la limite d'une cartouche et laisse au douanier le soin de déterminer si la personne ramène son tabac pour sa propre consommation. 

Quand Michel Philippe de l'Eure-et-Loir fustige une imprécision du décret, Nicolas Pinot de l'Indre estime que cette décision est un "énième coup de poignard dans le marché du tabac français". Ils demandent une harmonisation des tarifs pratiqués en Europe.

Côté achats illégaux, il est très difficile de quantifier l'existence. Dernièrement, le gouvernement a lancé plusieurs opérations de saisies pour lutter contre le trafic illégal de drogues, dont le tabac.

La vente de ce tabac se fait à la fois à la sauvette, dans la rue, mais un nouveau phénomène prendrait aussi de l'ampleur : la vente via les réseaux sociaux. "Avec la vente en ligne, du tabac circule dans les colis, développe Nicolas Pinot, qui gère lui-même un relais colis dans son bureau de tabac à Issoudun. Si on ouvrait certains colis, on aurait peut-être des surprises."

Des chiffres à prendre avec des pincettes

L'ampleur de ces phénomènes ne fait pas du tout consensus. Une note à paraître, conjointe entre l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) et Santé Publique France, parle plutôt d'une stabilité des achats dans le réseau des buralistes en France sur ces dix dernières années. Les chiffres qui y sont présentés sont très différents de ceux de l'étude de la Seita. Selon le baromètre de Santé Publique France, en 2021, "79,2 % des fumeurs interrogés ont déclaré avoir effectué leur dernier achat chez un buraliste, 15 % dans un pays limitrophe, 1,7 % en duty free, 0,6 % dans un autre pays et 0,8 % dans la rue."

Ivana Obradovic, directrice adjointe de l'OFDT, souligne des différences de méthodologie et d'ambitions. "Les enquêtes réalisées par Santé Publique France mesurent de façon régulière les modes d’approvisionnement déclarés par les fumeurs, afin d’éclairer les stratégies de réduction du tabagisme, dans une perspective d’intérêt public." Selon elle, les études réalisées par les industriels du tabac s'inscrivent, elles, dans une autre perspective.

L'étude de la Seita qui indique notamment que deux cigarettes sur cinq ont été achetées hors du réseau des buralistes est le Empty Pack Survey. "Cette étude est réalisée avec la même méthodologie depuis des années, décrit Hervé Natali de la Seita. Il y a des vagues de ramassages de paquets de cigarettes vides dans 128 villes en France qui sont représentatives de la population française. Cela représente plusieurs dizaines de milliers de paquets."

Pour Ivana Obradovic de l'OFDT, les études réalisées selon les règles de la statistique publique convergent dans leurs conclusions. "Toutes les estimations réalisées par des organismes publics estiment que la fourchette d’achats de cigarettes réalisés en dehors des bureaux de tabac se situe entre 10 % et 20 % de la consommation totale". Ces résultats sont bien inférieurs à ceux avancés par les études financées par l’industrie du tabac.

Continuer à taxer toujours plus ?

Cette bataille de chiffres est essentielle, car les résultats des études suggèrent des politiques diamétralement opposées. Hervé Natali de la Seita plaide pour une "pause fiscale". "Sortir du tabac, pour ceux qui veulent : oui. Mais il faut arrêter ce qui ne fonctionne pas, et les résultats en termes de prévention ne sont pas là."

Les études de l'OFDT montrent autre chose. "Les fumeurs tendent à réduire leur consommation de cigarettes et le vapotage a aussi pris le relais de certaines pratiques tabagiques, indique Ivana Obradovic. Couplées à d'autres instruments de politique publique comme l'interdiction de fumer dans les lieux collectifs, les politiques fiscales centrées sur une hausse des prix du tabac font clairement baisser les ventes et la consommation de tabac." L'Organisation mondiale de la Santé considère, d'ailleurs, que la hausse des prix est le moyen le plus efficace pour lutter contre le tabagisme.

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