Des membres de la criminalité organisée aux professionnels libéraux, en passant par les commerçants et les artisans, la lutte contre le blanchiment d'argent cible un large panel de personnes. Spécialiste du droit pénal des affaires, Julien Gasbaoui regrette que "la méthode qui visait au départ les grands délinquants financiers s'applique petit à petit à tout le monde".
Ces dernières années, la lutte contre le blanchiment d’argent s’est intensifiée. Elle est l’une des priorités des autorités pour combattre la criminalité organisée.
Les saisies de biens, souvent achetés avec l’argent du crime, sont en forte augmentation (30% en 2023 par rapport à 2022).Trois nouvelles antennes de l’Agrasc (Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) ont été créées l'an passé. Il y a un mois, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi visant à rendre obligatoire la confiscation des avoirs criminels. Ce que réclament certaines associations antimafia, notamment en Corse.
En novembre, la ville de Paris s’est également portée candidate pour accueillir la future Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent.
S’il peut être un vecteur de financement du terrorisme, le blanchiment englobe aussi la fraude fiscale, la fraude sociale ou l’abus de biens sociaux. Des infractions qui, pour certains observateurs, "relèveraient davantage de la petite délinquance que de la criminalité organisée". C’est le point de vue de Julien Gasbaoui.
Avocat au barreau de Paris, maître de conférences associé et auteur d’ouvrages et d’articles consacrés au droit pénal des affaires, le juriste pointe "quelques dérives et un amalgame entre les délits liés à la vie des affaires et ceux liés à la véritable délinquance organisée". Entretien.
France 3 Corse : Ces derniers temps, le blanchiment d’argent a beaucoup été évoqué, notamment dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée. En tant que spécialiste du droit pénal des affaires, quel regard portez-vous sur le traitement judiciaire des dossiers qui en découlent ?
Julien Gasbaoui : Dans ce domaine, il existe des textes qui s'appliquent déjà avec une certaine rigueur et c'est normal. Mais les grandes affaires sont en fait plutôt rares. Il y a un effet loupe puisqu’on en parle dans les médias, ce qui masque une réalité complètement ignorée : celle des petits dirigeants de société. Ils sont artisans, professionnels libéraux, commerçants, n’emploient parfois qu’une ou deux personnes et sont poursuivis en correctionnelle pour fraude fiscale, fraude sociale ou abus de biens sociaux. Et souvent pour blanchiment de ces délits. Les textes initialement pensés pour la grande délinquance s’appliquent à eux, notamment ceux autorisant les saisies, alors que bien souvent ces petits dirigeants de société ne peuvent, ni même ne songent, à organiser leur insolvabilité.
Vous avez des exemples concrets ?
Beaucoup ! Ce sont des chefs d’entreprise, du coiffeur à l’infirmier, en passant par l’opticien. Outre le fait que l’intention frauduleuse n’est pas toujours claire, il arrive que ces dirigeants, aux prises avec des difficultés personnelles ou financières, ne profitent pas, ou peu, du produit de l’infraction. Par exemple, l’économie liée à la fraude fiscale aura seulement permis le paiement des salaires. La méthode, qui vise au départ les grands délinquants financiers et un domaine en particulier, s’applique petit à petit à tout le monde. Pour moi, cela révèle que ces différentes réformes créent un glissement.
Qu’entendez-vous par "glissement" ?
À l’origine, le blanchiment d’argent concernait le trafic de drogue, puis il s’est étendu à toutes les infractions. Ensuite, la jurisprudence a consacré l’idée d’auto-blanchiement. Concrètement, l’auteur du délit de fraude fiscale, qui investit le produit de cette fraude, est aussi un blanchisseur, même s’il s’agit d’un simple virement bancaire. On est bien loin des montages financiers très complexes que l’on claironne partout. C’est là où il y a glissement, voire dérive.
Selon vous, il faudrait faire un distinguo dans les procédures ouvertes pour blanchiment ? Voire du cas par cas ?
Le cas par cas s’impose car la distinction est difficile : montants en jeu ? Étendue de la fraude ? Degré de complexité ? Délinquant d’habitude ou d’accident ? C’est le procureur qui a l’opportunité des poursuites, et je ne dis pas que la solution est simple. En revanche, j’affirme que des textes existent déjà et qu’ils s’appliquent avec rigueur et trop largement. D’autant qu’en droit pénal des affaires, d’autres questions se combinent sur un plan procédural. Par exemple, le recours à la garde à vue pose un vrai problème : dans une enquête de flagrance, le suspect sait si, tel jour, il a commis ou pas l’acte pour lequel il est auditionné. La question est souvent simple : avez-vous porté un coup ? Avez-vous volé ce bien ? Mais quand on interroge un gérant de société sur 200 factures qui remontent à cinq ans en arrière, comment voulez-vous qu’il apporte des réponses sérieuses ? Lorsqu’on connaît les conditions d’une garde à vue, peu propice à la concentration, c’est tout simplement impossible.
Vous sous-entendez que la procédure devrait être revue ?
À tout le moins, dans certains cas, aménagée. La contrainte, le climat de tension, n’est pas forcément propice à la manifestation de la vérité. On pourrait dire en amont au suspect les points sur lesquels il va être interrogé par les enquêteurs. Ainsi, il pourrait revenir avec des documents, des informations. Alors, évidemment, on dira qu’il n’y a plus l’effet de surprise. Mais en droit pénal des affaires, souvent, l’effet de surprise est inutile.
Le blanchiment d’argent est passible de 5 ans d’emprisonnement. Les réquisitions et les condamnations sont-elles les mêmes concernant ces petits entrepreneurs que vous évoquez et les dossiers relatifs à la criminalité organisée ?
C’est là tout le problème. Il est très difficile d'établir des lignes directrices sur la peine, sur ce qui relève véritablement de la grande criminalité et sur ce qu'est réellement un délinquant d'affaires. Parfois, on voit bien que cela est un peu teinté d’idéologie. Actuellement, on a une forte mobilisation des magistrats sur les problèmes de délinquance financière parce que, forcément, on a tendance à penser - ce qui peut être vrai d’un point de vue macroéconomique - que l’infraction économique fait, d’un point de vue global, beaucoup de mal aux démocraties. Davantage, peut-être, que le vol avec violence. Mais reste à savoir quel est le critère qui doit réellement guider le principe et le quantum de la peine en droit pénal. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on plaide dans toute la France, on note un traitement à géométrie variable.
Le 5 décembre dernier, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une proposition de loi visant à améliorer le dispositif de confiscation des biens criminels, avec un amendement qui rend cette confiscation obligatoire. Pensez-vous que cela contribue à accentuer la situation que vous décrivez ?
Je reste prudent. Quand on est avocat et qu'on ne pratique qu’une seule discipline, on a un prisme par nature déformant. En revanche, je constate que j'ai défendu des dirigeants qui ne sont pas des mafieux. La police dit elle-même d’eux qu’ils sont intégrés, insérés et que la fraude dans leur société n’était que marginale. Or, ils sont saisis avant même d'être condamnés. Le dispositif de saisie/confiscation existe en France depuis 2010 et n’a cessé de se renforcer. Il suffit de suivre la jurisprudence des chambres de l’instruction pour s’en convaincre. Aujourd’hui, contrairement à ce qui est claironné partout, beaucoup de suspects, pourtant présumés innocents, sont saisis dès les premières poursuites, avant même d'être condamnés.
Pour les collectifs antimafia, la confiscation des avoirs criminels constitue un outil stratégique pour le démantèlement des réseaux de blanchiment et un moyen efficace d'empêcher le milieu d’investir l'argent du crime dans l’économie légale. Partagez-vous cet avis ?
Les collectifs antimafia font un travail remarquable en termes de prise de conscience. Cependant, on nous dit donc que la confiscation va devenir le principe. D’accord, pourquoi pas ! Mais peut-on réellement penser que le dispositif est inefficace parce que les juges n’appliquent pas les textes ? Les magistrats appliquent le droit avec rigueur. Surtout quand il s’agit de délinquance et de criminalité organisée. À mon sens, la démarche est plus que louable. Il faudrait en amont avoir un audit, un examen du texte, afin que l’on arrive à des définitions plus précises et, surtout, que l’on s'interroge sur la véritable organisation de ces réseaux structurés. On verra que ce sont davantage les compétences et les moyens humains à mettre en œuvre pour appliquer les textes qui font défaut plutôt que les textes eux-mêmes.
Que craignez-vous exactement ?
D’une part, l'effet balancier. Pendant des années, on n'a rien fait et le crime "payait". Aujourd'hui, les crimes ne paient plus, les saisies existent et s’étendent très au-delà de la criminalité organisée. D’autre part, je crains que le vrai mafieux, le vrai délinquant, celui qui s’organise en amont, qui n’est juridiquement propriétaire de rien, puisse toujours passer par des prête-noms et les réseaux qu’il tient. Or, le délinquant par accident n’a pas, lui, toute cette organisation en amont.
Ce que je crains, c'est donc une dérive : si l’on ne peut pas toucher le cœur de la délinquance, on va frapper la périphérie. C’est d’ailleurs à mon sens le choix qui a été fait dans la lutte contre le blanchiment. Aujourd’hui, les professionnels libéraux, notamment, sont soumis, nonobstant le respect du secret professionnel, à une obligation de déclaration de soupçon au service de renseignement financier de Bercy, Tracfin.
Beaucoup de procédures sur lesquelles vous travaillez ont été ouvertes à la suite d’un signalement de Tracfin, la cellule du ministère de l’Économie et des Finances qui lutte contre le blanchiment et la fraude. Comment fonctionne ce service ?
Tracfin, centralise toutes les déclarations de soupçon qui lui sont faites au niveau du blanchiment et du financement du terrorisme. C'est un service fondamental pour comprendre la délinquance financière. Aujourd’hui, le professionnel libéral soupçonnant ou constatant des flux financiers dans le cadre de son travail qui pourraient être issus du blanchiment ou qui pourraient financer le terrorisme, doit immédiatement informer Tracfin. Et cette cellule, que fait-elle en réalité ? Très souvent, elle transmet au procureur de la République, après une première analyse. Là aussi, je considère qu’il y a une dérive.
Pour quelles raisons ?
S’il s'agit de dénoncer le terrorisme ou la vraie criminalité organisée, on pourrait comprendre les entorses au respect du secret professionnel. Mais au tribunal correctionnel, je constate, bien souvent, que le dossier n’a aucun lien avec la criminalité organisée ; parfois, le blanchiment n’est, in fine, même pas retenu. Il y a quelque temps, un de mes clients, qui employait deux salariés, a été dénoncé par Tracfin pour blanchiment. Finalement, il a été condamné pour travail dissimulé parce qu’il a sous-traité un marché et il ne s'est pas assuré que tous les sous-traitants étaient déclarés ; c’est donc une infraction qui n'a rien à voir avec du blanchiment. Sauf qu’une fois que le dossier est ouvert pour blanchiment, on ne va pas dire "il n’y a pas de blanchiment, on s'arrête".
Le collectif antimafia Massimu Susini demande la création du délit d’association mafieuse en France. Il est inscrit dans le Code pénal italien depuis 1982. Cela permettrait-il de gommer certaines des problématiques que vous soulevez en matière de blanchiment ?
On a déjà l'association de malfaiteurs et la bande organisée. Ce sont deux notions qui, en doctrine et jurisprudence, ont donné lieu à des débats. Si l’on crée cette troisième notion, là encore, va se poser la question de la définition de l’association mafieuse : est-ce que celui qui est menacé et accepte de procéder à un virement bancaire se retrouve dans l’association mafieuse ? Est-ce que celui qui, une seule fois, a procédé à un virement en sachant qu'il était illégal mais qui par la suite a refusé de suivre ce système-là sera dans l'association mafieuse ? C'est donc la même problématique que pour la bande organisée. Pour l'association de malfaiteurs, on voit que c'est un délit qui colmate un peu les failles d'une enquête. Il faut évidemment améliorer les textes et les préciser, mais il faut aussi les réorienter vers le délinquant qui fait véritablement partie d'une bande criminelle. Sur ce point, l'histoire du droit pénal des affaires nous montre que c'est un peu l'inverse qui se produit.
C’est le glissement dont vous parliez précédemment ?
Quand on regarde les rapports annuels de Tracfin, il y a bien sûr de grosses affaires, avec de vrais délinquants qui sont des criminels liés à des réseaux. Et il faut se satisfaire du travail de Bercy sur ce point-là. Mais à côté de ça, il y a aussi énormément de petits dossiers qui sont traités comme des dossiers dits de criminalité organisée alors qu’ils relèvent du droit commun, avec des petits dirigeants ayant peu de moyens et qui se retrouvent dans des procédures pénales qui les dépassent. Et, surtout, ils la vivent d’une manière beaucoup plus difficile qu’un vrai délinquant car ils n’y sont pas préparés et ont beaucoup plus à perdre.
Que préconiseriez-vous ? Une évolution de la loi sur le blanchiment ?
Il faut surtout revenir à l’application stricte du texte. Penser que, mécaniquement, une loi peut supprimer un problème est une erreur. La loi n’est rien sans le magistrat qui l’applique. Il faut des formations et des moyens humains avant tout. Et garder à l’esprit qu’entre le texte voté et celui qui sera appliqué, il y a toujours un écart, voire un fossé. Sur ce point, la notion de blanchiment a été dévoyée par une application sans lien avec son esprit initial.
Il faut aussi garder à l’esprit que le droit pénal renferme un ensemble d’outils répressifs aux mains de l’État qui ne peut normalement frapper que lorsque le comportement incriminé est précisément défini. Chaque mot doit donc être pensé et mis en perspective avec les autres textes existants, et la jurisprudence qui en découle. Quant aux saisies, elles ne devraient être possibles avant toute condamnation que lorsqu’un risque réel de dissipation des biens est établi. Car il y a là, selon moi, une atteinte majeure au principe de la présomption d’innocence.