"Il existe une mafia corse", selon Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille

En marge d’une conférence de presse organisée en début de semaine à Marseille, Nicolas Bessone, procureur de la République dans la cité Phocéenne, a accordé un entretien à France 3 Corse. Le magistrat, qui a exercé à Bastia, évoque certaines pistes de réflexion pour lutter contre la criminalité organisée dans l’île, qu’il qualifie de "mafia".

C’est dans le cadre d’une enquête visant l'attribution de marchés publics à une entreprise de sécurité aéroportuaire par la Chambre de commerce et d'industrie d'Ajaccio que Nicolas Bessone a convié la presse, mardi 6 février, dans la cité phocéenne.

Le procureur de la République de Marseille est revenu sur ce dossier piloté par la Juridiction interrégionale spécialisée - dont il est également le chef -, ayant conduit à la mise en examen du gérant d’une société de sécurité pour des faits "d'extorsion en bande organisée, d'association de malfaiteurs et de recel de favoritisme".

"Il existe à ce stade des indices graves concordants d'une attribution irrégulière de ce marché public", a précisé le procureur qui a exercé à Bastia de 2014 à 2017. Une enquête qui s’inscrit dans une "nouvelle méthode de travail qui lie économie et criminalité" dixit Nicolas Bessone.

En marge de cette conférence de presse, il a accordé un entretien à France 3 Corse ViaStella.

L’occasion d’évoquer les éventuelles évolutions concernant la lutte contre la criminalité organisée dans l’île, dont beaucoup de dossiers sont instruits par des magistrats de la Jirs de Marseille.

France 3 Corse : Vous connaissez bien la Corse où vous avez été procureur de la République de Bastia jusqu’en 2017. Depuis votre départ, avez-vous noté une évolution de la criminalité organisée dans l’île ? 

Nicolas Bessone : Il y a évidemment une évolution. Les clans évoluent, les équipes criminelles sont variables, les alliances changent, les inimitiés aussi. C'est toujours aussi complexe, c’est toujours un fonctionnement clanique. Il y a toujours une difficulté d'élucidation. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. L'important, c'est de faire preuve de volontarisme et d'imagination pour adapter notre réponse à l'ampleur de la menace. 

Assassinats, enquêtes financières, extorsions… Au regard des dossiers instruits par la Jirs de Marseille, comment caractériseriez-vous les menaces liées à la criminalité organisée en Corse ? 

Les menaces sont réelles et sont très fortes. Nous le constatons. Nous essayons d'ouvrir de plus en plus de dossiers. On appelle cette nouvelle méthode de travail "écocrime". La menace, c'est l'imbrication et l'infiltration de la criminalité organisée dans l'économie légale, dans l'économie réelle corse. C’est ça la véritable problématique ; c'est-à-dire qu'on ne se contente pas de commettre les infractions habituelles du crime organisé comme une attaque de fourgon blindé ou du trafic de stupéfiants. C'est une inscription dans l'économie légale qui ne manque pas de nous inquiéter et qui nous impose d'ouvrir des enquêtes pour desserrer cette emprise. 

Cette inscription dans l'économie légale dont vous parlez, est-elle synonyme de mafia ? 

Je crois que maintenant la question ne doit même plus se poser : il existe une mafia corse contre laquelle nous devons lutter. 

L'entretien réalisé par Marie-Françoise Stefani et Jennifer Cappaï-Squarcini :

durée de la vidéo : 00h05mn24s
En poste à Bastia de 2014 à 2017, Nicolas Bessone est procureur de la République de Marseille et chef de la Jirs depuis octobre dernier. ©M.-F. Stefani - J. Cappaï-Squarcini - C. Pouch - V. Buresi

Le taux d'élucidation des crimes reste faible dans l’île. Cela a notamment été mentionné dans un rapport de la Jirs en octobre 2021…

Oui, le taux d'élucidation reste faible parce que vous avez des équipes véritablement organisées. Après, nous avons un certain nombre de dossiers qui sont en attente de jugement devant la cour d'assises d'Aix-en-Provence. J'espère, évidemment, qu'ils apporteront des résultats à la hauteur de la gravité des faits qui sont reprochés. Mais, moi, je ne milite pas simplement pour la Corse. J'ai la même problématique, de nature différente, sur Marseille, avec une criminalité organisée très puissante et qui ne craint rien. Est-ce que l’on n'est pas un stade où il faut peut-être faire évoluer notre législation ? S'agissant des règlements de comptes, on peut légitimement se poser la question d'une cour d'assises spécialement composée, un peu à l'image de ce qui se fait en matière de terrorisme. Qui, aujourd'hui, imaginerait faire juger des attentats terroristes par de simples citoyens ? Alors, je ne remets pas en cause la capacité des citoyens à comprendre un dossier, même complexe, basé sur la téléphonie ; ce n'est pas ça du tout. Mais ce sont des dossiers où il y a de la menace, de la pression, même quand ils ne sont pas en Corse, mais même sur Aix-en-Provence. Ces climats de peur et de menace entraînent souvent des résultats judiciaires qui ne sont pas à la hauteur de l'attente de la population. 

La confiscation des biens, sur laquelle vous avez notamment travaillé en tant qu’ancien directeur de général de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), et le statut de repenti font également partie de l’arsenal en matière de lutte contre le crime organisé. Le délit d’association mafieuse, instauré en Italie mais pas en France, pourrait-il également constituer un outil supplémentaire ?

À mon sens, il faut reprendre de manière globale notre législation anti criminalité organisée. Ça ne réglera pas tous les problèmes parce que, en Italie, il y a des organisations criminelles estampillées : la Camorra, la Cosa Nostra et la ‘Ndrangheta. C'est plus compliqué quand vous avez un fonctionnement clanique, un peu satellitaire, comme ça peut exister en Corse. En revanche, cette nouvelle association de malfaiteurs refondée est à l'évidence une piste de réflexion.

Concernant le collaborateur de justice, je crois qu’une loi pourrait prochainement être adoptée. Cela consisterait à étendre le statut de collaborateur de justice - ce qui n'est pas possible actuellement en droit français - aux auteurs d'assassinats et aux commanditaires d'assassinats. Ça peut paraître choquant, mais moi je les appelle les collaborateurs de justice. Il ne faut pas mettre de connotation morale. Si vous ouvrez ce statut à ce type de personnalités, vous êtes au sommet de l'organisation et là vous pouvez durablement l'affaiblir et la condamner. Donc là aussi, une des pistes de réflexion, c'est de faire évoluer ce statut de collaborateur de justice. Je rappelle que le premier collaborateur de justice estampillé, si on peut dire, était corse. Qui l'aurait cru ? Les résultats obtenus en Sicile à l'orée des années 1980, c'est grâce à cette figure juridique du collaborateur de justice.

 

"Si vous faites de l'affectation sociale avec ces biens confisqués, vous rendez à la population ce que les délinquants lui ont volé et vous avez une sorte de cercle vertueux."

Une directive européenne pourrait également imposer une confiscation des biens sans condamnation... 

Une directive européenne va probablement l'imposer à la France et aux autres pays européens. L'Europe va nous aider sur la confiscation des biens sans condamnation. Je m'explique : bien évidemment, pour confisquer le patrimoine d'une personne, on passera toujours devant un juge. Nous restons, et nous le souhaitons tous, une justice démocratique. En revanche, la confiscation sans condamnation, c'est décorréler la confiscation du patrimoine criminel de l'infraction initiale qui a entraîné la saisie et qui peut durer dans les affaires économiques et financières 10, 12 ou 15 ans pour obtenir une décision de confiscation définie. Là, on va directement saisir le patrimoine et le faire confisquer par une juridiction spécialisée.

Ce que prône l'Union européenne, c'est démontrer, avec des éléments, que la personne gravite dans un environnement criminel et que ses revenus et son patrimoine sont totalement en disproportion avec ses revenus déclarés. Ce système, qui est mis en œuvre aux États-Unis et en Italie, est redoutablement efficace. Si vous faites de l'affectation sociale avec ces biens confisqués, vous rendez à la population ce que les délinquants lui ont volé et vous avez une sorte de cercle vertueux. Comme pour les collaborateurs de justice, la confiscation sans condamnation pourrait être insérée prochainement dans notre législation. En tout cas, je l'appelle très fortement de mes vœux. 

En Corse, les collectifs antimafia se sont également prononcés à plusieurs reprises en faveur des évolutions que vous avez précédemment évoquées. Quel regard portez-vous sur leur action ? 

Je pense qu'il faut envisager la problématique de la criminalité organisée de type mafieux dans sa globalité. Je vois d'un œil très favorable les collectifs. Alors après, on peut dire quelles sont les personnes qui se cachent derrière les collectifs, mais je pense que là aussi il faut aller au-delà de ses réticences initiales. Il faut rencontrer les collectifs, il faut discuter avec eux parce que leur existence signifie la prise en compte par la société civile du phénomène.

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