Coproduit par Marie-Ange Luciani, « Anatomie d’une chute » a remporté l’Oscar du meilleur scénario original à Los Angeles. Juste après la cérémonie, la productrice corse est revenue sur l’aventure vécue par l’équipe du film pendant plusieurs mois.

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En remportant l’Oscar du meilleur scénario original dimanche dernier à Hollywood, "Anatomie d’une chute" a poursuivi sa formidable moisson de récompenses cette année. De Cannes à Los Angeles en passant par Paris, le drame de Justine Triet a conquis le public, obtenant 90 prix dans le monde entier.

Afin de ramener la célèbre statuette des États-Unis, l’équipe du film a dû faire campagne. Celle-ci a été financée par le distributeur indépendant Neon ; la société américaine avait acheté le film pendant le Festival de Cannes (avant la remise de la Palme d’Or). Le distributeur a déboursé 3 millions de dollars pour cette campagne qui s’apparente à une campagne électorale (Universal en a déboursé près de 20 millions de dollars pour celle d’Oppenheimer). Objectif : convaincre les 9797 votants des Oscars afin de décrocher le maximum de statuettes.

Pour Marie-Ange Luciani, la campagne a duré 8 mois. Coproductrice du film avec David Thion, la Corse a commencé par un tour d’Europe avec la réalisatrice Justine Triet avant de se rendre une première fois aux Etats-Unis. C’était fin août, pour le Festival du film de Telluride, dans le Colorado. Surnommé «  l’antichambre des Oscars », l’événement a été le point d’une campagne qui mènera la productrice originaire de Bocognano jusqu’au Dolby Theatre de Los Angeles où se déroulait la cérémonie.

Au lendemain des Oscars, juste avant de reprendre un énième avion, la productrice insulaire est revenue sur ces huit mois qui ont conduit toute l’équipe du film jusqu’à Hollywood. Entretien.

France 3 Corse : Comment avez-vous vécu cette cérémonie organisée au Dolby Theatre d’Hollywood ?

Marie-Ange Luciani : Ça a commencé à midi puis nous étions sur le  tapis rouge à 14 heures. Il faut savoir que c’est très long. Nous sommes sortis de la cérémonie en début de soirée vers 19 heures. Ils appellent ça "Oscar Day", c’est-à-dire la journée des Oscars. C’est très long et très intense, avec beaucoup de médias. Il y a un long parcours sur le tapis rouge et, ensuite, la cérémonie dure plus de trois heures. Il y a une spécificité : on peut sortir pendant la cérémonie. Il y a un bar où tout le monde se retrouve…

Le film a beaucoup fait parler de lui aux États-Unis. On imagine que vous avez pu échanger avec pas mal de monde de la profession. Quels ont été les retours ?  

Les retours sont magnifiques. Il y a eu une vraie rencontre entre l’industrie américaine et le film de Justine Triet. Il a en plus bien marché en salles aux États-Unis. C’est vrai que dans la profession - acteurs,  actrices, producteurs, réalisateurs -, tous ont vu le film de Justine (Triet). Cela fait dix mois que l’on organise toute une série de rencontres entre la profession et elle. C’est magnifique car on a rencontré nos idoles à plein de moments.

Martin Scorsese nous a dit que le film était un chef d’oeuvre. Quand on connaît le cinéma de Scorsese, c’est quelque chose de très fort...

Marie-Ange Luciani

Coproductrice du film "Anatomie d'une chute"

Une anecdote avec l’une d’elles ?

Il y en a beaucoup... Martin Scorsese nous a dit que le film était un chef-d’œuvre. Quand on connaît le cinéma de Scorsese, c’est quelque chose de très fort...  Steven Spielberg a proposé à Justine et Arthur (Harari) d’écrire son prochain film.

C’est une piste de travail sérieuse ou une proposition en l'air ?

Justine et Arthur ont d'autres projets en cours : Arthur va tourner son propre film à la fin de l’année et Justine va écrire le sien avec moi, que je vais produire l'année prochaine. Je ne sais pas s’il y aura une suite mais je pense c’était une vraie proposition sincère. On a rencontré comme ça des tas d’acteurs et actrices qui voudraient travailler avec Justine. Cate Blanchett, Kate Winslet, je pourrais en citer d’autres…

Pour arriver aux Oscars, le chemin est assez long de la nomination à la cérémonie. La campagne a duré plusieurs mois pour toute l’équipe du film. Il faut faire beaucoup de lobbying. Vous attendiez-vous à une campagne aussi intense ?

On nous en avait évidemment parlé, notamment notre distributeur américain (Neos). Après la Palme d’Or à Cannes, on avait fait un rendez-vous au cours duquel on nous avait dit qu’on allait essayer d’aller aux Oscars. Cela voulait dire qu’il fallait donc entrer en campagne. On nous a alors expliqué comment ça fonctionnait. Après, c’est vrai que quand on est dedans, c’est totalement chronophage. Les deux derniers mois ont été très prenants et très intenses. On a fait énormément d’allers-retours à New York, à Los Angeles. C’est assez épuisant…

Par conséquent, pendant cet intervalle, on met les autres projets en stand-by ?

Absolument. On donne tout à la campagne aux Etats-Unis. C’est pour ça qu’on s’est dit le jour de la cérémonie que si on ne ramenait pas une statuette, ce serait dur. Car ça fait quand même huit mois que l’on travaille comme des dingues.

Palme d‘Or, Golden Globes, César et désormais Oscar, où "Anatomie d’une chute" était nommé dans cinq catégories. Le film est tellement sur une trajectoire exceptionnelle depuis plusieurs mois qu’il aurait peut-être pu décrocher une autre statuette. Y a-t-il une petite déception de ce côté-là ?

Comme ils sont deux scénaristes, il y a deux statuettes, ce qui est déjà pas mal (rires). Il n’y a cependant aucune déception. Là aussi, on a observé la campagne pendant des mois et on a vu qu’Oppenheimer était très haut. On revenait des Bafta il y a quelques semaines où s’était déroulé le même scénario. On se doutait donc bien que ça allait être difficile d’aller plus loin que l’Oscar du meilleur scénario ; ce qui est déjà énorme. Remporter un Oscar, c’est très, très difficile. On nous l’a dit dès le début de la campagne. On se doutait qu’Oppenheimer était une énorme machine. On a fait la campagne à côté d’eux, et on a vu que ce n’était plus du tout la même dimension.  

Cela signifie qu’en plus de la qualité du film, il y a aussi beaucoup d’autres critères qui entrent en jeu, comme le fait d’avoir la plus grosse machine pour le promouvoir ?

La qualité d’Oppenheimer est incontestable. Ses chiffres au box-office dans le monde entier sont énormes. C’est un grand film et Nolan un très grand réalisateur. Après, c'est vrai qu’il y a des natures de campagne et la nôtre était plus petite.  Evidemment, ensuite, il y a des très grosses machines comme les plateformes qui investissent énormément. Cependant, on ne peut pas forcément gagner non plus. Par exemple, Maestro est un film Netflix qui a bénéficié d’une campagne énorme et qui n’a pourtant pas gagné dimanche dernier. Je pense donc que c’est un mélange de tout : qualité du film, investissement du distributeur dans la campagne, ainsi que du réalisateur et des acteurs qui doivent s’impliquer. C’est ce qu’a fait Justine sur le terrain.

En recevant la Palme d’or à Cannes, Justine Triet avait prononcé un discours qui avait fait polémique.  Elle exprimait sa crainte face aux menaces qui pèsent sur le système de financement du cinéma d’auteur en France. Dans ce contexte, n’est-il pas pertinent de penser à faire évoluer nos modes de financements, en s’inspirant du modèle américain ?

L’état du cinéma aux États-Unis est très compliqué. Les producteurs traversent une crise énorme. Aujourd’hui, le système de financement passe par la plateforme. Beaucoup de films ne sortent plus en salles. Moi, ce que je défends en premier, c’est la sortie dans les salles. Je suis toujours très attachée à ce modèle-là. Je pense qu’on nous envie beaucoup notre système qui est unique au monde. C’est pour cela que l’on veut autant le défendre et le maintenir. Il permet une diversité du cinéma très rare aujourd’hui. Aux États-Unis, le système de production a complètement disparu. Les Américains ne privilégient plus un système dominant de sortie en salles, sauf pour des productions comme Oppenheimer ou Dune qui sont des énormes machines de box-office. Mais concernant le cinéma indépendant que je produis, c’est plus dur. C’est donc très important pour la France que le film d'auteur indépendant de Justine ait été nommé dans cinq catégories reine aux Oscars, et qu’il ait aussi bien marché aux États-Unis.

On me lie beaucoup à la Corse et ça me fait plaisir parce que, comme je le dis souvent, je ne suis pas que productrice, je suis aussi Corse !

Marie-Ange Luciani

Coproductrice du film "Anatomie d'une chute"

Originaire de Bocognano, vous avez grandi en Corse où se trouvent toujours votre famille et vos proches. Comment ont-ils vécu ces moments alors que vous étiez à l’autre bout du monde ?

Mes parents sont très fiers et me soutiennent. On a un groupe Whatsapp qui s’appelle « famille » et je leur fais vivre tout ça de là où je suis. On se parle beaucoup par texto. Après la cérémonie, j’ai reçu énormément de messages d’amis en Corse, des gens du village à Bocognano. C’est génial ! On me lie beaucoup à la Corse et ça me fait plaisir parce que, comme je le dis souvent, je ne suis pas que productrice, je suis aussi Corse !

En plus des différents prix remportés du film, vous avez obtenu en tant que productrice le Prix Toscan du Plantier. Désormais, après tous ces succès, comment envisagez-vous la suite de votre carrière ?

Les films sont des prototypes, donc aucun film ne se ressemble. Il faut repartir au combat, il faut recommencer. France Télévisions ne m’a pas donné carte blanche pour dix films à venir ; ils choisiront avec Canal + et tous mes partenaires. C’est le scénario qui fait foi. Dans la production française, ça commence par là. Il faut donc que je continue à produire de bons films. J’avais déjà eu un peu ça avec "120 Battements par minute" en 2017 ; j’avais peur que ça ne se reproduise plus après ce succès-là. Puis, six ans plus tard, c’est revenu. Il faut donc continuer et chercher les bons réalisateurs avec lesquels travailler. Et ça pourrait peut-être se reproduire. Pourquoi pas ?!

Le film totalise plus de 1,7 million d’entrées à l’étranger. Il a très bien marché aux Etats-Unis. Cela pourrait-il vous offrir des opportunités afin de davantage y travailler ?

Ce n’est pas du tout le même système ni la même façon de travailler. En revanche, ils ont quand même des fonds d’investissement. Aujourd’hui, ils s’ouvrent sur l’Europe et sur les coproductions européennes. On a rencontré beaucoup de gens très intéressants. Mais c’est surtout au niveau du casting. Par exemple, sur le prochain film de Justine, on se pose la question de réitérer  l’opération du casting international comme cela a été le cas sur "Anatomie d’une chute" avec Sandra Hüller. On a rencontré beaucoup d’acteurs et d’actrices qui pourraient nous rejoindre dans la prochaine aventure. Donc oui, c’est sûr que ça ouvre des perspectives, mais rien n’est décidé…

Quels sont les autres projets sur lesquels vous allez désormais travailler ?

J’ai présenté le film de Claire Burger en compétition à Berlin. Il sortira en septembre. Je produis également le film de Laurent Cantet que l’on devrait tourner en juin prochain. Ensuite, en octobre, il y aura le prochain film de Lea Mysius, puis une coproduction belge avec les frères Dardenne. C’est un film de Lara Wendel qui va également se tourner en octobre. J’ai donc trois films avant la fin de l’année en tournage. Et l’année prochaine celui de Justine, j’espère.

Avec ce qui se fait depuis quelques années en Corse en termes de cinéma, envisagez-vous d’y travailler un jour si un projet vous intéresse ?

Oui, bien sûr. J’adorerais produire un film en Corse. Je pense que ça viendra. C’est juste que pour le moment, je n’ai ni trouvé le scénario ni le réalisateur avec qui travailler. Les Corses sont produits par d’autres et moi je produis d’autres… Mais ça se fera un jour. J’adorerais le faire.

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