La question des "prisonniers politiques" corses aurait entraîné une crise au sein du gouvernement. Selon l'Obs, le ministre de la Justice se serait ainsi prononcé en faveur du rapprochement de Pierre Alessandri et Pierre Ferrandi, membres du commando Erignac, sans l'aval d'Emmanuel Macron.
Le sort de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi aurait été la source de vives tensions aux plus hautes sphères de l'Etat. Dans une enquête publiée ce mardi 4 mai, le magazine l'Obs raconte ainsi le bras de fer politique autour de ce dossier judiciaire sensible qui aurait opposé l'Elysée et Matignon au ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti.
Depuis plusieurs années, élus nationalistes, associations - Sulidarità, A Fianc’à noi, Ora di u ritornu... - et familles militent pour un rapprochement en Corse des deux détenus. Condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité pour l'assassinat du préfet Claude Erignac en février 1998, ils sont détenus sur le Continent depuis 1999, mais accessibles à une libération conditionnelle depuis 2017.
Détenus particulièrement signalés
Pourtant, toutes leurs demandes de rapprochement à la prison de Borgo ont à ce jour été refusées. En cause, leur inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS), qui implique une surveillance particulière et des conditions d’incarcérations spécifiques. Or, selon l’administration pénitentiaire, la prison de Borgo n’est justement pas apte à recevoir des transferts de détenus particulièrement signalés.
Mais au cours de l’année 2020, plusieurs signes ont laissé envisager une issue favorable au transfert des deux hommes. En mars 2020, la commission locale DPS a donné un avis favorable à leur radiation du répertoire. Une décision qui s'explique par leur bon comportement en détention. Alain Ferrandi et Pierre Alessandri n'ont de plus jamais tenté de s'évader. Le dernier mot revient alors habituellement au garde des Sceaux.
Nicole Belloubet, ancienne locataire de la place Vendôme, s'abstient, laissant son successeur Eric Dupond-Moretti, nommé à la tête du ministère de la Justice en juillet de la même année, trancher sur le sujet.
Dupond-Moretti favorable au rapprochement des "prisonniers politiques"
En Corse, la nomination de ce dernier est très favorablement accueillie : le parlementaire nationaliste Paul-André Colombani, y voit même alors "le meilleur casting possible" concernant la question des "prisonniers politiques" insulaires.
Car l'avocat devenu ministre maîtrise bien le dossier : en 2011, c'est lui qui assurait, aux côtés, entre autres, de Gilles Simeoni, la défense d'Yvan Colonna, membre du commando Erignac et également condamné à perpétuité.
Depuis, Eric Dupond-Moretti a maintes fois défendu le droit de rapprochement des détenus corses sur l'île. Et son arrivée Place Vendôme n'aurait pas attenué ses ambitions. Tous les voyants semblaient donc au vert, et le retour de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi sur l'île de Beauté, presque assuré.
Rapidement, le garde des Sceaux laisse entendre autour de lui, aussi bien à ses proches collaborateurs, qu'à l'administration pénitentiaire ou aux avocats des "prisonniers politiques" qu'il est bien favorable à la levée des deux DPS, sans prendre pour autant encore de décision allant dans ce sens.
"L'heure était à l'application du droit"
Le 12 novembre 2020, il accorde un entretien d’une heure à Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni, présidents, respectivement, du conseil exécutif Corse et de l’Assemblée territoriale. La question des "prisonniers politiques" corses y est abordée. S'ils déclinent alors toute déclaration publique, les élus insulaires quittent ce rendez-vous et la capitale satisfaits, "et avec le sentiment que pour la première fois depuis l’assassinat du préfet […] le sort de deux de leurs « prisonniers politiques » allait être examiné sans arrière-pensée politique", assure l’Obs.
"Après ce rendez-vous, l'heure était à l'application du droit, qui doit conduire naturellement à la levée de ce statut maintenu artificiellement", commente, cinq mois plus tard, Gilles Simeoni auprès de l'Obs. "Nous ne nous sommes pas exprimés pour ne pas déclencher de polémiques, mais nous avions l'impression que les choses allaient dans le bon sens, y compris avec Emmanuel Macron", abonde de son côté Jean-Guy Talamoni.
Des espoirs vite douchés. Le 18 décembre 2020, un mois seulement après l’entretien tenu entre le ministre de la Justice et l’exécutif insulaire, le Premier ministre fait paraître un décret retirant au garde des Sceaux la capacité de statuer sur des actes "relatifs aux conditions d’exécution des peines et au régime pénitentiaire de personnes condamnées qui ont été, directement ou indirectement, impliquées dans les affaires dont il a eu à connaître en sa qualité d’avocat (…)".
Eric Dupond-Moretti "n'était pas que garde des Sceaux dans ce dossier"
Un décret visant directement le dossier Ferrandi - Alessandri, et qui questionne par sa temporalité. Mais peut-être pas si surprenant. Tandis que le garde des Sceaux préparait, semble-t-il, le transfert des deux hommes, plusieurs rouages se seraient mis en place pour éviter l'aboutissement de ce dossier pour le moins polémique.
Du côté de l'administration pénitentiaire (DAP), on rechigne à accepter un transfert vers la prison de Borgo, surnommée "le Club Med de la détention", où les détenus semblent imposer leur loi sur les gardiens plutôt que l'inverse. Des inquiétudes que Stéphane Bredin, le directeur de la DAP, aurait fait remonter auprès du ministre de la Justice, sans parvenir à modifier sa position.
En parallèle, l'information fait son chemin vers l'Elysée. Le directeur de cabinet d'Emmanuel Macron et ex-préfet de Corse (2011-2013) Patrick Strzoda est alerté début décembre, et intervient dans la foulée pour que Jean Castex se saisisse du dossier.
Après parution du décret, ne reste plus au Premier ministre qu'à statuer sur la levée du statut : le 21 décembre, la sentence tombe, au désarroi des familles Alessandri et Ferrandi. Jean Castex s'oppose à leur retrait du répertoire DPS, et empêche donc tout rapprochement. Une décision confirmée le 12 janvier.
L'Elysée est-il responsable de ce blocage de dernière minute ? Patrick Strzoda dément formellement. Selon le directeur de cabinet du Président, le dossier n'aurait cheminé qu'entre la place Vendôme et Matignon. Si la position du garde des Sceaux au sujet des "prisonniers politiques" était largement connue, "il n'était pas que garde des Sceaux dans ce dossier. Il revenait donc à Matignon de s'en saisir."
Les services du Premier ministre indiquent de leur côté que "la porte était ouverte à la discussion", et que la décision prise a reçu le soutien de tout le gouvernement. Matignon remet aussi en cause, précise l'Obs, la légitimité de certains délégués présents à la commission locale DPS de Poissy, qui n'aurait pas compris de quel dossier on parlait.
"On parle d'évasion possible, mais quelle évasion ?"
Des arguments qui ne convainquent pas le président de l'Assemblée de Corse, pour lequel il s'agit d'un "parasitage du judiciaire par le politique". "C'est un détournement de l'esprit et de la lettre de la loi, une vengeance illégale."
Un autre élu, interrogé par l'Obs, s'emporte : "On parle d'évasion possible, mais quelle évasion ? Un commando armé du FLNC va venir les libérer ? Quelle blague. Les armes ont été déposées ! Il est temps d'avancer."
Les pistes d'explications de cette tentative éconduite du ministre de la Justice sont multiples. Certains y voient une intervention de l'épouse et des enfants de Claude Erignac, d'autres un "lobby préfectoral" puissant, face à un Emmanuel Macron élu sans parti organisé, détaille le magazine. Reste que pour Eric Barbolosi, avocat de Pierre Alessandri, "l'Etat se comporte dans ce dossier comme une partie civile". Françoise Davideau, conseil d'Alain Ferrandi, regrette elle une justice qui s'apparente à la "loi du talion".
Les dossiers DPS des deux détenus devraient être réexaminés en comission locale de Poissy dans les prochains mois.