La grogne des agriculteurs sur le continent s'illustre également en Corse. Fabien Lindori, éleveur ovin de Venzolasca, raconte des conditions de travail de plus en plus dégradées, avec notamment l'impossibilité, depuis plusieurs années, de se verser un salaire.
Depuis son exploitation de Venzolasca, Fabien Lindori, éleveur ovin, le reconnaît : comme nombre d'acteurs du monde agricole, il ressent, quelques fois, une certaine lassitude, des envies de tout abandonner, de se lancer dans une autre activité. Près de 10 ans, maintenant, qu'il est à la tête d'un troupeau de 800 brebis.
Ses journées, il les commence avant le lever du soleil, entre 4h30 et 5h30 du matin, l'heure de la première traite de ses animaux. Après quoi il faut les nourrir, puis les emmener paître, vérifier leur bonne santé.
En parallèle, il faut trouver du temps pour entretenir ses champs, et s'occuper de toutes les tâches administratives, comme la commande de la nourriture pour ses bêtes, des engrais, ou encore du carburant. Puis à 17h, vient le temps de la seconde traite du troupeau. Une tâche qui l'occupe jusqu'à 19h30, heure à laquelle il peut enfin regagner son domicile pour se reposer.
Des prix en forte hausse, et plus de salaire
Un rythme de travail exigeant, qu'il faut de plus tenir sept jours sur sept, douze mois par an, au mépris, parfois, de sa vie privée... Mais qui pourtant ne rémunère pas. Depuis 2020 et la pandémie de Covid, "je ne me verse plus aucun salaire", indique-t-il.
Une difficile décision, devenue nécessaire avec l'envolée du coût de l'ensemble des pôles de dépenses de l'exploitation. Comme l'alimentation animale, qui a pris + 50 % en quatre ans, passant, indique l'éleveur, de 400 euros à 600 euros/tonne ; ou le carburant : "Pour le GNR [le gazole non routier, qui sert notamment à alimenter les machines agricoles], je suis passé de 15.000 à 30.000 euros...", soupire-t-il.
"Avant, je pouvais tirer un SMIC par mois de mon travail. Maintenant, pour sauver mon exploitation, je ne peux plus rien me payer du tout."
Auxquels viennent s'ajouter les hausses des prix de l'électricité, des pièces d'entretien du matériel, ou même de l'eau, nécessaire en plus grosse quantité en raison des sécheresses de plus en plus nombreuses. Et un crédit, enfin, qu'il doit rembourser tous les mois, à hauteur de 2000 euros.
"Tout cela mis bout à bout fait qu'on n'y arrive plus, reprend Fabien Lindori. Avant, je pouvais tirer un SMIC [environ 1500 euros net, ndlr] par mois de mon travail. Maintenant, pour sauver mon exploitation, je ne peux plus rien me payer du tout."
Alors pour survivre, Fabien Lindori doit compter sur le salaire de son épouse. Employée administrative, elle représente la seule source de revenus pour le couple et leur toute petite fille, âgée de 13 mois. "Grâce à elle, nous pouvons nous en sortir au quotidien pour payer les factures à la maison et nourrir notre fille. C'est elle qui prend sur son revenu toutes les charges de la maison. Mais même ça, ça a des limites, et on ne pourra pas rester ainsi éternellement", constate-t-il.
"On essaie bien de réorienter certaines activités agricoles pour s'en sortir, pour que ça nous coûte moins cher à produire, précise-t-il. Mais malgré cela, on ne voit pas de résultat, et donc pas d'argent supplémentaire."
"Il arrive qu'on se pose la question de jeter l'éponge"
Alors forcément, "il arrive qu'on se pose la question de jeter l'éponge", admet-il. L'éleveur ovin garde pour l'heure toujours le cap : "Par nature, je ne baisse pas les bras. Les exploitations agricoles comme les miennes, c'est familial, il y a de l'attachement, et un travail sur deux générations. Ce n'est pas tout rose, on fait deux pas en avant et dix en arrière. Mais si j'arrête aujourd'hui, je ne pourrais jamais redémarrer plus tard."
Élu au sein de la FDSEA de Haute-Corse, Fabien Lindori se décrit aussi comme un "militant de l'agriculture corse. Le monde des brebis corse, c'est plus qu'un métier, c'est ma passion. Ce serait un énorme échec pour moi d'arrêter."
La grogne au sein du monde agricole corse, français et même européen, l'éleveur de Venzolasca s'y retrouve entièrement. Mardi 23 janvier, l'éleveur faisait partie du convoi agricole qui a tenu une opération escargot, au départ de Vescovato et jusqu'aux grilles de la préfecture de Corse, pour sensibiliser sur l'importante dégradation des conditions d'exercice de la profession.
Un mouvement soutenu par la population
Un mouvement très suivi à l'échelle nationale, et qui reçoit un soutien massif de la population : selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting commandé par le Figaro, 89% des Français indiquent approuver le mouvement de protestation paysan. Et ce, tant du côté des électeurs des Républicains (97 %), que des sympathisants du Rassemblement national (95 %), au PS (94 %), aux écologistes (88 %), ou encore à ceux de la France insoumise (87 %), et enfin au sein des sympathisants du camp Macron, 81 % disant appuyer le mouvement.
Un soutien qui appelle à des réactions politiques : le premier ministre Gabriel Attal est attendu pour annoncer des mesures à destination des agriculteurs, ce vendredi 26 janvier. Le contenu n'en a pas encore été révélé.
"On espère être entendus, glisse Fabien Lindori. Les revendications des agriculteurs sont tout à fait légitimes. Elles ne sont pas nouvelles : cela fait des années et des années que cette colère existe. Le Covid, la guerre en Ukraine, tous ces événements-là, ce sont des prétextes pour augmenter les prix. Mais quand on remonte en arrière, on voit que ça fait 10, 15 ans que le mal a été fait."
"Les revendications des agriculteurs sont tout à fait légitimes. Elles ne sont pas nouvelles : cela fait des années et des années que cette colère existe."
Structuration de la filière corse
L'éleveur corse détaille une liste de plusieurs priorités : d'abord, détaxer le GNR. "C'est déjà le cas pour certaines filières, comme pour les pêcheurs, alors pourquoi pas pour nous ?". Également, lâcher du lest sur certaines normes sanitaires et écologiques.
"Il y en a parfois tellement de nouvelles qu'on ne plus traiter nos champs et nos animaux comme on veut. On nous retire des molécules tous les ans, on ne peut plus correctement protéger nos troupeaux... Bientôt, souffle-t-il, on ne pourra plus rien faire, et on va finir par disparaître peu à peu."
À échelle corse, Fabien Lindori appelle à une structuration des filières agricoles. "On a besoin de valoriser tous nos produits, nos agneaux. On a besoin de produire des céréales ici pour éviter de dépendre des cours boursiers... Il faut être collectif. Je pense qu'il faut que tout le monde prenne conscience de cela, et qu'on travaille tous ensemble, les agriculteurs, en interfilière, et pas seulement les éleveurs. On doit se soutenir les uns et les autres. Je pense qu'il n'y a que cela qui peut nous sortir de ce sillon."
En l'attente, une nouvelle mobilisation des agriculteurs corses est annoncée ce vendredi matin.