Les métiers du droit : "Le parquet doit vivre au sein de la société, et pas dans la tour d'ivoire du palais de justice. On applique la loi dans un contexte, et il ne faut pas s'extraire de ce contexte"

À l'occasion de la Nuit du droit, le 4 octobre, nous vous proposons de nous suivre dans les couloirs du palais de justice de Bastia afin de découvrir le quotidien des hommes et des femmes qui y travaillent. Aujourd'hui, Jean-Jacques Fagni, procureur général.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Le portrait, imposant, pourrait laisser penser que l'on se trouve dans l'une des salles du palais des gouverneurs, à la Citadelle, et non dans le bureau de Jean-Jacques Fagni. "C'est Jacques-Pierre Charles Abbatucci. Il est originaire de Zicavo. Il a été garde des Sceaux sous le Second Empire".

Le procureur général près de la cour d'appel de Bastia sourit "quand j'ai su que j'allais partager mon bureau avec lui, j'ai fait mes recherches, vous imaginez bien..."

Malgré ce que son nom semble indiquer, Jean-Jacques Fagni n'est pas Corse. "Je suis natif de la Catalogne Nord. Mais ma famille paternelle est originaire de la région de Toscane, près de Pise. La sonorité du nom a parfois facilité l'intégration, certains ont pu me voir, peut-être pas comme un Corse, mais comme un cousin !"

Brise de mer

Jean-Jacques Fagni n'est pas Corse, mais il connaît bien l'île. Il a été nommé une première fois à Bastia en 2004, en tant que procureur de la République, et y est resté jusqu'en 2010. Très vite, il a été confronté aux réalités du métier : "à peine arrivé, j'ai connu l'implosion de la Brise de mer, la guerre intestine entre Francis Mariani et Richard Casanova, et toute la série d'homicides et de règlements de comptes qui en ont supprimé les caciques".

Ce n'est pas parce que vous lisez deux livres et trois articles que vous avez tout compris. Dans ce métier, on se forme sur le tas

Mais malgré son jeune âge, le procureur de la République ne découvre pas vraiment le monde du grand banditisme. "Je venais de Perpignan, et croyez-moi, à l'époque, on tuait aussi beaucoup là-bas. Il y avait un important trafic de stupéfiants, avec les Espagnols et les Marocains, et une forte recrudescence des vols à main armée. Alors j'ai pu m'appuyer sur un background en matière de délinquance organisée. Néanmoins, je me suis renseigné. J'ai lu sur des choses sur la réalité des clans corses, et sur leur mode de fonctionnement. Mais ce n'est pas parce que vous lisez deux livres et trois articles que vous avez tout compris. Dans ce métier, on se forme sur le tas".

En 2010, il quitte l'île, et part à Marseille, où il devient procureur adjoint, en charge de la division des affaires générales. Il y traitera, entre autres, de la retentissante affaire de la Brigade anticriminalité des quartiers Nord de la ville, en 2012. "J'ai requis le mandat de dépôt à l'encontre d'un certain nombre de fonctionnaires de police de la Bac Nord, c'est vrai".

 Quand on lui demande ce qu'il a pensé de Bac Nord, le film qu'en a tiré Cédric Jimenez en 2020, il hausse les épaules : "Je n'ai pas voulu le voir, et me créer des aigreurs d'estomac. Je sais que c'est romancé, que c'est vu avec le prisme volontairement déformant d'un scénariste. Mais connaissant le fond du dossier, j'ai préféré éviter..."

Retour en Corse

Ensuite, 2013 à 2016, il s'occupe des infractions de criminalité organisée à la JIRS, la Juridiction InterRégionale Spécialisée de Marseille, avant de repartir à Perpignan, où il enfilera de nouveau le costume de procureur de la République pendant un peu plus de trois ans.

En janvier 2020, Jean-Jacques Fagni fait son retour en Corse, cette fois-ci à la tête du parquet général du Bastia.

On fait remonter les affaires les plus emblématiques, afin que le ministre en soit avisé

"Je supervise les parquets du ressort de ma cour d'appel", explique Jean-Jacques Fagni. "Je dois m'assurer que les tribunaux judiciaires de Bastia et d'Ajaccio déclinent la politique pénale mise en œuvre par le gouvernement et le ministre de la justice, tout en s'adaptant aux spécificités du ressort".

Le procureur général a également un rôle de "relais vers le ministère de la justice, pour les faits les plus graves. On fait remonter les affaires les plus emblématiques, afin que le ministre en soit avisé, ne serait-ce que s'il était interrogé par le Parlement sur l'une d'entre elles".

Durant les dix ans où il a été loin de la Corse, la situation, en matière de criminalité organisée, a évolué, et le procureur général s'en est très vite rendu compte : "Le trafic de stupéfiants est à un niveau bien plus important. Il y a désormais des groupes qui ont des relations régulières avec les filières d'approvisionnement de la région PACA, et même au-delà, afin d'irriguer le marché local. Ce marché s'est développé, indéniablement, au cours des dernières années".

Et puis il y a le grand banditisme, bien sûr. Après l'implosion de la Brise de Mer, qu'il a vécue, "il y a eu une recomposition, un éclatement de la criminalité organisée traditionnelle. Et aujourd'hui, on se retrouve avec le Petit bar, le clan criminel le plus actif, et la guerre qu'il livre au clan Orsoni..."

Le procureur général se félicite "de l'action policière et judiciaire", qui a permis, au cours des derniers mois, de mettre en examen un certain nombre de figures du milieu, et prend pour exemple l'affaire Sollacaro, cet avocat assassiné le 16 octobre 2012 à Ajaccio.

Fuites dans la presse

Jean-Jacques Fagni, se prête volontiers, durant de longues minutes, au jeu de l'entretien, assis pas loin du buste de Napoléon qui trône dans un coin de son bureau.

Au fil de la conversation, il revient sur les affaires auxquelles il a été confronté au fil de sa carrière, en Corse et ailleurs. Des affaires qui ont inspiré d'innombrables articles dans la presse. Pour le meilleur, parfois. Mais, à l'en croire, souvent pour le pire.

"Il y a un certain nombre d'éléments qui ne devraient pas franchir les murs du tribunal judiciaire, du parquet ou des cabinets d'instruction. Mais qui se trouvent régulièrement étalés sur la place publique". On devine dans le ton du procureur général un mélange d'agacement et de résignation. 

Il y a beaucoup de romance, dans ces articles, et le problème, c'est que cela peut mettre à mal la poursuite des enquêtes en cours

"Dans ces articles, il y a des éléments de vérité, je ne le nie pas. Des éléments qui nous interpellent quand à leur origine. On ressent un peu d'acrimonie vis-à-vis de cette absence de maîtrise du secret de l'enquête et de l'instruction. Mais ce qui m'énerve, c'est de voir comment certains journalistes sont capables de broder à partir de ces éléments, de distiller une version qui n'est pas vraiment le reflet de la vérité. Il y a beaucoup de romance, dans ces articles, et le problème, c'est que cela peut mettre à mal la poursuite des enquêtes en cours".

Jean-Jacques Fagni, pour appuyer son propos, prend l'exemple d'un article récent du quotidien Le Monde, titré Le milieu maghrébin et gitan, nouveau visage de la mafia corse. "C'est de la science-fiction", estime le procureur général.

"Sans entrer dans les détails de l'affaire", prend-il soin de préciser, "il n'y a aucun élément qui permettrait de dire que la famille Akhazzane, dont il est question dans l'article, est chef d'un quelconque clan. Bien sûr, elle a des activités criminelles, c'est sur la place publique. Elle a des points de contact avec des clans criminels insulaires, pour lesquels elle a travaillé, mais rien ne permet de conclure qu'ils ont pris leur indépendance, et qu'ils auraient créé, à côté des familles traditionnelles, une nouvelle catégorie de famille délinquante maghrébine ou maghrébino-gitane. Je le répète, c'est de la science-fiction. Ou, à tout le moins, de l'exagération", conclut Jean-Jacques Fagni en levant les yeux au ciel..

Quand on lui demande s'il n'a pas envie, parfois de rétablir certaines vérités, il répond : "On n'a pas à justifier quoi que ce soit, ce n'est pas notre rôle. On peut, parfois, faire passer un certain nombre d'éléments, dans les limites du secret de l'enquête et de l'instruction. Mais ce n'est pas au parquet de réagir à chaque fois que des articles ou des déclarations de certaines parties, ou de leurs avocats, vont trop loin".

Nécessaire mobilité

Au lycée, à Bergerac, Jean-jacques Fagni était loin d'imaginer qu'il aurait à gérer les indiscrétions et les fuites des pièces de l'instruction en direction de quelques rédactions. En seconde, il s'apprête à suivre la filière scientifique, mais son peu d'intérêt pour la physique-chimie le pousse vers la filière littéraire.

Lors de ses études de droit, il ambitionne de devenir commissaire de police, avant de suivre des cours dispensés par des magistrats à l'IEJ, l'Institut d'études judiciaires. "J'ai su que c'était ce que je voulais faire".

Mon épouse a sacrifié sa carrière dans l'Education nationale pour me suivre

En sortie d'école, il a le choix entre le siège et le parquet, mais il ne peut refuser un poste de substitut, à Perpignan. Chez lui. "C'est le parquet, finalement, que j'ai choisi. Et je ne l'ai plus jamais quitté". En revanche, il sait que, un jour ou l'autre, il devra quitter sa région occitane, à laquelle il est très attaché. "C'est nécessaire, dans la magistrature, pour que sa carrière évolue. Et puis, de toute manière, dans ce métier, ce n'est pas bon d'être trop longtemps au même endroit. Cette mobilité permet de découvrir d'autres horizons, d'autres pratiques".

Mais cela a un coût. L'épouse de Jean-Jacques Fagni, qui se destinait à devenir professeure des écoles, a dû renoncer à ses projets. "Elle devait rester un certain nombre d'années dans l'académie, alors que j'étais appelé à partir sur d'autres postes de procureur. Elle a sacrifié sa carrière dans l'Education nationale pour me suivre".

Tour d'ivoire

Jean-Jacques Fagni et sa compagne ne savent pas encore quelle sera la prochaine étape de leur tour de France, après Perpignan, Marseille, Chartres et Bastia. Mais en Corse, les deux Pyrénéens se sentent bien. "Il y a des similitudes avec la région du Vallespir, le canton près de la frontière espagnole où j'ai des racines très anciennes. Ce sens de l'appartenance à une communauté, cette identité marquée qu'on trouve en Corse, cet attachement aux traditions, à la famille, c'est quelque chose que j'ai ancré profondément en moi, aussi. Sauf que chez moi, ce n'est pas accompagné de velléités d'indépendance ou d'autonomie !", s'amuse le procureur général.

Par la fenêtre nous parviennent les clameurs de la cour du Vieux Lycée, situé une centaine de mètres plus loin. En bientôt dix ans, Jean-acques Fagni a pris ses habitudes à Bastia, même s'il se doit de rester vigilant. "On a des obligations déontologiques, et on se doit de veiller à ce que nos fréquentations en dehors de nos fonctions judiciaires soient le moins problématiques possible. Bastia, ce n'est pas Marseille, c'est petit, et on peut vite être amené à côtoyer des gens qui, à un moment ou à un autre seront demandeurs de quelque chose".

Pour autant, il reconnaît y avoir lié quelques solides amitiés. "Il faut éviter de devenir paranoïaque. Notre travail, c'est d'être en pleine connaissance de ce qui se passe autour de nous, de vivre au sein de la communauté, et pas dans la tour d'ivoire du palais de justice. On applique la loi dans un contexte, et il ne faut pas s'extraire de ce contexte".

Gageons que Jacques-Pierre Charles Abbatucci, qui nous observe, en tenue d'apparat, depuis le début de l'entretien, n'aurait pas dit mieux...

Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information