Eric* a accepté de nous rencontrer pour nous parler de son quotidien, et des difficultés qu'il a éprouvées à assumer son homosexualité en Corse durant des années. (/Repost)
"Je me suis menti. Beaucoup. J’étais une victime consentante." Eric joue machinalement avec son trousseau de clés, assis sur un banc du parc qui longe le lycée du Fango.
Dans sa voix, pas le moindre apitoiement. Le jeune homme revient sur les longues années où il a essayé de se convaincre qu’il était hétérosexuel, avec une spontanéité et une sincérité désarmantes. Presque comme s’il s’excusait d’avoir été aussi hésitant…
"Quand j’ai ouvert les yeux, j’avais plus de vingt ans. Pendant une éternité, je suis resté dans le déni. Je n’avais aucune envie d'accepter l'idée d'être gay. Ou même, plus simplement, de l'être."
Pulsions
Au lycée, à l'heure où les transports amoureux sont légion, où le cœur bat un peu plus vite à chaque instant, où le moindre morceau de peau dévoilé peut nourrir d’infinis fantasmes, Eric est soumis aux mêmes pulsions que toutes les filles et tous les garçons de son âge.
"Bien sûr, j’étais attiré par les garçons. Mais je faisais comme si de rien n’était. Je le niais. Si j’éprouvais du désir pour un camarade, je regardais ailleurs. Pour ne pas céder à la pulsion. Pas celle de tenter de le séduire. Mais celle d’aller simplement le voir, engager la conversation. De me lier à lui."
Pendant des années, Eric vit la vie d'un autre.
"J’ai été hétéro. En tout cas je voulais l’être. J’ai eu des petites amies, des relations sexuelles avec elles. Je me disais je peux y arriver, et sur le coup c’est vrai, j’y arrivais. Mais inconsciemment, je savais que quelque chose n’allait pas".
Même lorsque je me masturbais, je m’interdisais de le faire sur des hommes. Je regardais des photos de filles, ou des films porno pour hétéros
Cacher son homosexualité à sa famille, à ses proches, à sa communauté, ce n’est pas facile. Se la cacher à soi-même, c’est encore plus difficile. "Même lorsque je me masturbais, je m’interdisais de le faire sur des hommes. Je regardais des photos de filles, ou des films porno pour hétéros. Je me forçais à croire que j’y prenais du plaisir. Et au début ça marchait. Mais plus je grandissais, moins c'était le cas."
Silence
Autour de nous, des lycéens traversent le parc pour rejoindre les arrêts de bus et rentrer chez eux. Pour, peut-être rejoindre leurs amis et traîner en ville. Et on ne peut s’empêcher de les suivre du regard, en se disant que, peut-être, et même certainement, perdus parmi ces grappes d’ados, il y a des garçons et des filles qui se mentent de la même manière qu’Eric le faisait il y a une dizaine d’années...
"Ça fait mal. On se déconnecte du monde, mais ce n’est pas la solution. Plus on refuse la vérité, plus elle nous écrase. Et plus on s’enfonce… ", acquiese Eric.
Je me disais : ça va aller, tu vas avoir une femme, des enfants, une vie de famille… Comme si c’était l’unique chose à faire. Le changement, la différence, ça nous fait peur.
À cette époque, même si Eric devine que ses amis, ses camarades, et même parfois ses petites copines s’interrogent, personne n’évoque jamais le sujet avec lui. Et c'est tant mieux, se dit-il. Pour rien au monde il n’en parlerait à quelqu’un, puisque cela le contraindrait à verbaliser une chose qu’il s’interdit de ressentir.
"Je me disais : ça va aller, tu vas avoir une femme, des enfants, une vie de famille… Comme si c’était l’unique chose à faire." Eric, un instant, se mord la lèvre inférieure, perdu dans ses pensées. "Peut-être parce que c'est ce à quoi on nous a habitués. Le changement, la différence, ça nous fait peur."
Je traînais dans un bar, à Bastia, où j’ai repéré des personnes qui étaient comme moi. Et je me suis beaucoup livré à eux. J’ai eu l’impression d’enfin rencontrer des gens qui parlaient mon langage.
Même après le bac, Eric continue de jouer ce jeu de dupes avec lui-même. Mais, chaque jour, l’idée de son homosexualité s’impose un peu plus, insidieusement, dans son esprit. Jusqu’à un déclic, alors qu’il a une vingtaine d’années.
"C’est presque un coup de chance. Je traînais dans un bar, à Bastia, où j’ai repéré des personnes qui étaient comme moi. Au fil du temps j’ai fait leur connaissance. Et je me suis beaucoup livré à eux, parce que je me suis super bien entendu. Ils étaient de ma génération, et, eux, s’assumaient. Je me sentais moins seul. J’ai fini par me dire : Si ces personnes le vivent bien, pourquoi je devrais continuer de me voiler la face ? Ça a été une libération, de me l’avouer. Je me suis dit qu’il fallait que j’essaie. Et que quoi qu’il en soit, que ça passe ou que ça casse, j’aurai une réponse."
Assumer, un défi
Une fois libéré de ce poids, Eric n’a plus voulu se cacher. De son entourage en tout cas. Il a progressivement dévoilé son homosexualité. D’abord à son cercle le plus large, ses potes, ceux qui, selon lui, "avaient un avis extérieur". Ensuite, à ses amis proches.
Mes amis m'ont dit : "Tu aurais dû le dire bien avant, ça t’aurait évité toutes ces années compliquées…"
"Beaucoup m’ont dit qu’ils le savaient. Et puis une autre chose est revenue, beaucoup, dans leurs propos : Tu aurais dû le dire bien avant, ça t’aurait évité toutes ces années compliquées…
Le dire à mes proches, en tout cas, ça a aussi été une étape importante. Plus encore le fait qu’ils l’aient accepté aussi bien, aussi facilement. Et que rien n’ait changé entre nous." Un sourire teinté d’une pointe de mélancolie naît sur les lèvres du jeune homme.
"Pour autant, mes relations, ma sexualité, et ma vie de tous les jours, restent deux mondes à part. Deux mondes étanches. Je ne pourrais pas m’afficher avec mon petit copain devant mes amis. Lui prendre la main, ou plus encore l’embrasser. Je peux leur parler de mes histoires, mais même si cela fait trois ans que je me suis avoué les choses, il me reste du travail à accomplir. Je n’ai pas encore trouvé le courage de leur montrer, dans les faits, ce que je leur ai avoué. Je sais qu’ils l’acceptent, mais je redoute le moment où ils vont me voir concrètement être gay. Leur regard. C’est leur regard qui m’inquiète. Ce qu’il va me dire."
Aujourd’hui, même si j’assume mon homosexualité, je me demande encore parfois si je suis normal
Toute sa famille, ses frères et sœurs en tout cas, sont au courant. Mais pas ses parents.
"Je sais que ma mère va l’accepter, et que je resterai son fils. Et mon père, c’est pareil. Il me dirait certainement : pourquoi tu ne l’as pas dit avant ? Mais c’est juste que… Une maman, ça reste une maman. Je ne vois pas comment aborder les choses. Ce n’est pas le genre de discussion qu’on peut avoir avec sa maman, quoi… Le jour où je serai avec quelqu’un, sérieusement, où j’aurai envie de construire quelque chose, à ce moment-là je lui dirai. Ce sera plus simple. Je lui dirai que je suis…. Heureux."
Être gay en Corse
"Ici, parfois, certains nous regardent comme si on était des extraterrestres. On voit du dégoût dans certains regards. Ça peut détruire totalement quelqu'un. Je me demande si moralement, ce n’est pas plus invivable encore que les coups. Les insultes pour moi restent le pire. Ça oblige à se remettre en question. On recommence à se demander, vraiment, si on est normal. Aujourd’hui, même si j’assume mon homosexualité, je me pose encore parfois cette question".
Eric l'a plusieurs fois précisé au cours de notre entretien, il ne pense pas que les Corses sont plus homophobes que sur le continent. Le problème se situe ailleurs. "Ici, c’est petit, tout le monde se connaît, il y a moins d’endroits où l’on peut se retrouver. Il n’y a pas d’anonymat, en Corse. Ça n’existe pas. La Corse, c'est mon île. Je l'ai dans le cœur. Mais je ne pense pas que je ferai ma vie ici...
* Le prénom a été modifié à la demande du jeune homme
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