Dans un entretien publié par Le Parisien, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti annonce qu'il souhaite que les procès soient filmés et diffusés. Si certains saluent l'idée, d'autres la condamnent fermement.
Le procès des attentats de Charlie Hebdo qui s'est ouvert au tribunal judiciaire de Paris début octobre est le premier procès terroriste filmé en France.
La loi du 11 juillet 1985 permet en effet de filmer des audiences publiques si cela "présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice".
Depuis, une dizaine de procès ont été filmés dont par exemple celui de Maurice Papon, ou encore celui de Klaus Barbie.
"La justice doit se montrer aux Français, a-t-il déclaré. La publicité des débats est une garantie démocratique".
Mettre en lumière la justice... ou ses acteurs ?
Cette "publicité" dont parle le garde des Sceaux serait pour Me Philippe Gatti, ancien bâtonnier du tribunal d'Ajaccio, une bonne idée, compte tenu de la méconnaissance des Français à l'égard du fonctionnement de la justice.
"Les enquêtes, les grosses affaires... On ne connaît pas leur déroulement. On ne sait pas comment ça se passe", estime-t-il.
Une idée partagée par Benoist Busson, avocat spécialiste des affaires environnementales et d'urbanisme en Corse : "Cela rapprochait la justice du justiciable".
"Une faribole, selon Me Alain Lhote, avocat pénaliste qui a notamment défendu "Tommy" Recco. Les audiences sont déjà publiques, les Français peuvent y assister, il y a d'excellents journalistes qui y assistent, d'excellents dessinateurs de presse".
À cela, dans une vidéo publiée sur son compte Facebook, Éric Dupond-Moretti oppose le fait que les salles d'audience ont une capacité d'accueil limité. Et que tout le monde ne peut, par conséquent, y assister.
Au lieu de mettre en lumière la justice, Me Alain Lhote craint davantage que les caméras modifient les acteurs du procès : "Quel avocat ne sera pas tenté sous la présence de caméras, de faire des effets de manches supplémentaires, de plaider pour les caméras ? Idem pour les magistrats".
"La plaidoirie est un instant de liberté. Je n'ai pas envie de surveiller l’angle de la caméra pour savoir si j’ai tendu le bon profil ou si ma phrase sera reprise sur les réseaux sociaux", poursuit-il.
Enfin, pour Me Lhote, la justice fait face à d'autres problèmes, plus urgents : "des difficultés matérielles extrêmement importantes", un "état de délabrement de ses institutions", "des micros défaillants, une visioconférence défaillante".
Une justice spectacle
Les opposants à la proposition du ministre de la Justice, comme Me Alain Lhote, pointent le danger de transformer la justice en spectacle."Je n'ai pas envie qu’un procès filmé se retrouve sur les réseaux sociaux, avec commentaires bien éloignés de la réalité, où des gens sont jetés en pâture, malmenés par l’opinion publique", déclare l'avocat qui évoque avec frisson ce qu'il se passe outre-Atlantique.
Aux États-Unis, tout procès d'assises peut être filmé, voire parfois retransmis en direct depuis les années 1980, avec l'accord du président du tribunal. Des chaînes comme TV Court, sont spécialisées dans la diffusion de procès. "De la justice paillette", résume Me Lhote.[Tribune] Pour le garde des Sceaux, la justice serait plus «démocratique» si elle était «totalement filmée». Mais quelle sérénité pourra-t-on attendre d’un procès, lorsqu'ils seront tous accessibles sur Internet et les réseaux sociaux ?
— Libération (@libe) September 30, 2020
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Pour Me Philippe Gatti, le côté spectacle est inhérent à la justice française. "Il y a un décorum, un jeu de rôles, des costumes, une scène. La justice été conçue de manière spectaculaire", explique-t-il.
"La justice, c’est aussi de la forme. Les robes rouges, les robes noires, cette solennité, l’huissier qui annonce la cour... Il y a tout un cérémonial et cela a un sens".
Ce "temps suspendu" dans les salles d'audience, cette dimension spectaculaire que peut retranscrire la vidéo pourrait, selon lui, "apporter quelque chose et faire réfléchir les gens qui ont la curiosité du monde judiciaire".
La vidéo peut-elle menacer la sérénité des débats ?
Les opposants à l'irruption des caméras craignent que cela nuise à la "sérénité des débats" : "On ne mesure pas la gravité des répercussions que cela peut avoir sur la sécurité des témoins, des victimes, sur la présomption d'innocence", assure Me Lhote."La victime peut en rajouter ou être paralysée, les témoins peuvent être gênés", développe-t-il. Et d'autant plus lors des procès à très forte pression médiatique. "On s’éloigne de la vertu cardinale qu’est la justice, statuer à l’abri des pressions, en toute indépendance".
"Il ne faut pas donner une image de quelqu'un qui s’énerve pendant les interrogatoires, donc ça demandera une vigilance au quotidien pour certains magistrats et ça pourra changer aussi la manière de juger, de présider les débats".
Une archive historique et sociologique importante
Filmer les procès pourrait permettre de garder une trace. Me Philippe Gatti évoque la "valeur historique et sociologique" de tels enregistrements. "Ça dit quelque chose de la société. C'est de la documentation qui dit quelque chose sur des événements importants".Il prend exemple sur le procès Eichmann filmé à Jérusalem en 1961 : "Ça vous change le regard sur cette période, sur le fonctionnement de la justice. C’est un document très intéressant".
Cela pourrait également trouver son utilité pour les procès de grandes catastrophes, ou ceux concernant de grands escrocs.
"Il faut vivre avec son temps"
Jacques Dallest estime qu'il faut "vivre avec son temps" : "On est à l’époque de l’image. Peut-être parfois excessivement. Mais l'image dicte l’info, c’est comme ça"."La technologie nous oblige à bouger. On ne peut pas rester sur des postures, estime le procureur de Grenoble. Les juges ne sont pas toujours à l’aise avec la caméra mais on est en 2020. Les choses ont changé, il faut intégrer ces nouveaux outils. C’est d’abord pour le justiciable, avant du confort des juges".
"Cela pourrait permettre à des gens qui ne peuvent pas se déplacer d’avoir accès à la justice", ajoute-t-il.
Pour Jacques Dallest, la vidéo peut constituer un outil pédagogique intéressant.Le type qu’on présente comme un monstre, il a une tête ordinaire.
"De l’étudiant qui s’intéresse aux questions de justice, aux écoles de formation des avocats et magistrats jusqu’à la ménagère de 50 ans, c’est une façon de réconcilier la justice avec les gens".
"C'est une façon de montrer que le métier n’est pas facile, qu’il peut y avoir un doute, que le type qu’on présente comme un monstre, il a une tête ordinaire. Ça démythifie la justice".Filmer l’audience publique et la diffuser, avec l’accord des parties, me semble un excellent moyen de rendre compréhensible la justice, la loi et le droit.
— Jacques dallest (@jacques_dallest) September 29, 2020
Au delà d'être un outil "formidable d'information", Jacques Dallest voit aussi le côté pratique d'une telle avancée technologique.
Lors de grands procès avec de nombreuses victimes, comme le procès de Furiani, une salle d'audience gigantesque a dû être aménagée. La vidéo pourrait résoudre ce problème.
Et pourquoi pas des chaînes de télévision spécialisées ? Jacques Dallest n'y voit pas de voyeurisme, seulement un moyen d'avoir accès à "une justice réelle et non fictive".
Des modalités à examiner
Si pour certains, filmer les audiences est une bonne idée, il faut toutefois prendre en compte les modalités de son exécution.Quel sera le délai de diffusion des images après leur captation, où seront placées les caméras, la diffusion sera-t-elle brute, sans commentaires, avec filtres ? Tant de détails à prendre en compte.
"Cela peut être traumatisant d’avoir tout de suite la possibilité que le grand public ait accès à ces archives, estime Philippe Gatti. Il ne faut pas que les caméras soient une gêne pour les audiences".
"On ne pourra pas non plus autoriser que les gens viennent avec leur smartphone et diffusent en direct", ajoute Jacques Dallest.
Pour les procès à forte tension, où les acteurs peuvent être en danger, les délais de diffusion seront effectivement déterminants. "Il y a une partie qui pourrait ne pas être filmée ou retranscrite avec des temps différents", propose Philippe Gatti.Attention également à la présomption d’innocence.
"Attention également à la présomption d’innocence, rappelle Benoist Busson. S'il y a appel, la personne toujours présumée innocente. Il faut attendre que le jugement soit fini pour le mettre en ligne".
Seront vraisemblablement exclues les affaires de moeurs, en huis clos. Les procès de grand banditisme pourraient également faire exception.
Un entre-deux à trouver ?
Pour Benoist Busson, "on n’a pas à avoir peur de faire entrer dans les prétoires des caméras"."Ce n'est pas du voyeurisme, ça ne présente que des aspects positifs", explique celui qui déplore le manque de communication de la justice pénale et civile.n'en déplaise au @SMagistrature envisager que soit publiques des audiences en droit pénal de l'urbanisme/environnement par exemple en #Corse ne serait-il pas inutile, sans moyens énormes; mais quand on s'oppose à toute évolution ... @justice_gouv https://t.co/Slk5UwSAs8
— Benoist_BUSSON (@BenoistBUSSON) September 29, 2020
"Filmer, c’est peut-être un peu radical. Entre-les deux, qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Déjà un site internet qui fonctionne", poursuit-il.
Benoist Busson compare avec la justice administrative, dont les décisions principales sont communiquées via une lettre mise en ligne. "Ils pourraient très bien faire ça au pénal ou au civil".
Il faut que la justice s'ouvre.
L'avocat met en cause un certain entre-soi, terme qu'il nuance, car "un peu péjoratif". "C'est étanche, hypercloisonné, les sites internet sont inexistants, déplore-t-il. Ils n'ont pas à avoir peur d'ouvrir un peu les portes".
Si l'idée de la caméra généralisée dans les audiences peut faire peur, Benoist Busson n'est pas contre une "expérimentation" : "que les juridictions se portent volontaires sur la base du volontariat, et on fait un bilan dans deux ans. Il ne faut pas avoir peur de toute évolution…"
Des caméras "avant la fin du quinquennat"
La loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse va-t-elle évoluer ? L'article 38 daté de 1954 interdit "l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image" dans les audiences. À cette époque, les flash des photographes, trop bruyants, perturbaient les procès très médiatisés.En décembre 2019, après une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par la directrice de la publication de Paris Match, le Conseil constitutionnel est resté ferme. L'article ne sera pas abrogé, pour "garantir la sérénité des débats".
Les lignes vont-elles commencer à bouger ? Éric Dupond-Moretti souhaite porter cette idée "avant la fin du quinquennat".
Au vu des conflits actuels entre juges et avocats, des farouches oppositions déjà exprimées, le garde des Sceaux devra sans doute attendre de trouver les bonnes conditions de réalisation pour que le projet puisse aboutir.