Cécile Chartrain est la co-fondatrice des Dégommeuses. Une équipe de football féminine militante. Sa vocation : lutter contre les discriminations dans le sport. Son regard sur la coupe du Monde est acéré. Elle dénonce le modèle de féminité unique de l'équipe de France.
"Le foot a toujours été ma passion. J’ai commencé à jouer en club, à l’âge de 7 ans, dans mon village du Finistère, avec des garçons", nous confie Cécile Chartrain, sur le stade Louis Lumière, dans l’est parisien. Cheveux courts blond polaire, vêtue d’un maillot rose et violet, elle porte dans son regard une flamme déterminée : "A l’époque, en 1983,
il n’y avait pas d’autre petite fille licenciée au sein de la fédération française de foot , dans tout le département. Et c’était très mal vu de pratiquer ce sport en tant que fille, encore plus qu’aujourd’hui."
Les terrains de foot : premier espace de sexisme
C’est sur les terrains de foot que Cécile ressent pour la première fois le sexisme :
"Dans mon club, j’étais forcément une anomalie en tant qu'unique fille, mais rapidement j'ai été bien acceptée. "
En revanche le week-end, quand l’équipe joue à l’extérieur, Cécile subit sans cesse des remarques méprisantes en descendant de la voiture avec ses camarades :
"On se moquait de moi : ils ont une fille, on va les écraser !"
La jeune joueuse regrette que les adultes ne soient pas intervenus davantage pour favoriser son intégration. Car sa stigmatisation était incessante : "Un jour, après un match où j’avais mis trois buts, un entraîneur de l’équipe adverse vient me voir. Il me dit que le foot joué par les filles, ce n’est pas beau à regarder,
et que je ferais mieux de pratiquer un autre sport comme la danse…
Evincée de son club à la puberté
Cécile doit abandonner la pratique du football très tôt : "Vers 13 ans, j’ai été réglée. Mon corps avait changé et on m’a fait comprendre que je n’avais plus ma place dans l’équipe. La dernière année, ils m’ont même fait changer à part des garçons, dans un placard à balais… J'ai assez mal vécu cette mise à l'écart progressive."
Cécile ne se souvient pas avoir eu de discussion avec ses entraîneurs ou les dirigeants du club à ce propos :
Après mon dernier match, j’ai passé une heure à pleurer alors que les garçons buvaient des coups.
"J’étais très triste et frustrée. J’ai vécu cette éviction comme une exclusion, pendant des années. Cette blessure a peiné à se refermer pendant des années."
Les clubs de foot féminins des nids à lesbiennes : cliché ou réalité ?
La seule issue pour la jeune bretonne: intégrer un club de foot féminin. Mais les plus proches sont à 30 km : "Cela aurait été un peu compliqué en terme d'organisation pour mes parents".
De plus, aucun éducateur ne la pousse dans cette voie. Bien au contraire : "le seul conseil donné à mes parents est négatif: on leur a dit qu'il fallait mieux faire attention."
car les clubs de foot féminins étaient des nids à Lesbiennes…
"et que cela risquerait d’avoir une mauvaise influence sur moi."
"Il n’y a pas que des lesbiennes dans le monde du football, mais il y en a peut-être plus qu’ailleurs, comme dans d’autres sports collectifs", nous confie Cécile.
Pour pratiquer ce sport en tant que femme, il faut être capable d’affronter des regards désapprobateurs.
"Quand on est une jeune joueuse, on ne se pose pas de question sur la sexualité. C'est la passion qui nous pousse. Mais celles qui continuent de jouer jusqu’à l’âge adulte sont sans doute les plus armées ou les plus habituées à se défendre. En effet, quand on se découvre lesbienne, on est de toute façon dans une forme de marginalité sociale. Donc on apprend à faire fi de l'avis des autres et on trace sa route."
Et les adolescentes qui comprennent qu'elles ont une attirance pour les filles, se dirigent naturellement vers des sports où elles peuvent rencontrer des personnes qui leur ressemblent...
Naissance d'une équipe de football féminine militante
Finalement, son expérience douloureuse donne à Cécile la force de se battre et d’agir. Au cours de ses études de sciences politiques, elle appréhende peu à peu les questions de genre, d’inégalités femmes hommes. Elle a une vingtaine d’années quand elle réalise qu’elle est lesbienne et qu’elle a été victime de sexisme et d’homophobie plus jeune. Elle s'engage alors dans des associations LGBT+ et féministes. Puis, elle devient responsable de programmes internationaux sur les minorités sexuelles et de genre, au sein de l’ONG Sidaction.
— Cecile Chartrain (@Cec_dego) 25 juin 2019
En 2012, elle est sollicitée pour monter une équipe féminine, à l’occasion du tournoi international de Paris créé par la Fédération Sportive Gay et Lesbienne. Elle se lance, convaincue d’une mission à accomplir, avec un groupe de copines, elles aussi victimes de sexisme :
A travers le foot, on avait un super levier universel, pour agir et changer les représentations de la société, sur le rôle et la place des femmes et des minorités dans le monde sportif.
Ensemble, elles créent l’équipe des Dégommeuses, dans l'est parisien, et bâtissent un projet militant."
Des joueuses de tous horizons
Le club compte 80 adhérentes dont une cinquantaine de joueuses régulières de 20 à 50 ans. Parmi elles, des débutantes. D’autres, plus expérimentées, qui voient dans les mélanges des niveaux, une richesse. Une partie de l’équipe joue en criterium dans le cadre d’une fédération française de sport d’entreprise. L’équipe a choisi une femme coach afin de valoriser les compétences féminines à ce poste. Ce qui est rarement le cas...
A l’abri des discriminations
Un des objectifs premier des Dégommeuses est de fonder une équipe qui soit un espace sécurisé pour des femmes ( lesbiennes principalement), et des personnes transgenres fatiguées de l'environnement sexiste des nombreux clubs sportifs traditionnels : "un lieu où l’on est sûre d’être nous-mêmes ", nous confie Cécile Chartrain, " sans rien avoir à cacher sur orientation sexuelle, notre identité de genre, notre notre vie. On voulait un modèle sportif alternatif, moins compétitif et plus inclusif."
Ces footballeuses amateures revendiquent leur positionnement féministe... Le club encourage des femmes réfugiées et sans ressources dans leur pratique sportive, en finançant leur achat d’équipement ou leur pass navigo.
Un engagement hors du terrain
Les Dégommeuses ne sont pas toujours la balle au pied : "nous sommes engagées dans des actions de sensibilisation, pour lutter contre le sexisme et les discriminations, notamment avec l'équipe de développement local du 20e arrondissement de Paris.
Elles créent des outils pédagogiques pour les jeunes : une brochure "à toi de jouer "destinée aux ados, filles et garçons. Elles organisent rencontres-débats avec les jeunes, et les moins jeunes. Et sont très actives sur les réseaux sociaux.
Un tabou persistant
"On pense qu'il n' y a des problème d'homophobie que dans le foot masculin" , explique Cécile Chartain, "mais il y a encore beaucoup de joueuses lesbiennes qui subissent des difficultés dans leur club, surtout à haut niveau. Cela se traduit par des formes d'injonctions au silence. On vous fait comprendre que, publiquement,
il vaut mieux cacher votre relation avec une autre femme car cela risquerait de nuire à l’image du foot féminin.
Parmi les joueuses de la coupe du monde, une trentaine de joueuses lesbiennes ont fait leur coming out dans leur pays, des Etats-Unis à l’Argentine en passant par les pays bas et l’Afrique du sud. Mais parmi elles, pas une joueuse française.
Cécile est affirmative : "en France, c'est encore un tabou. Les footballeuses concernées ont peur de perdre l'intérêt des médias, des sponsors, ou même leur poste au sein de l'équipe. Dans de nombreux autres pays, les joueur.se.s s''expriment publiquement sur leur homosexualité, se posent comme exemples pour la jeunesse."
Mais comment expliquer cette culture du silence française?
"Je pense, répond Cécile Chartrain, qu'il y a une culture française universaliste qui tend à gommer tous les particularismes. Et les institutions ne se montrent pas assez encourageantes à égard des joueuses qui hésiteraient à évoquer leur homosexualité publiquement. Alors que cela ferait un bien fou à un tas de jeunes filles."
Pour la fondatrice des Dégommeuses, "il est primordial d’avoir des modèles positifs de sportives qui vont montrer aux plus jeunes qu’elles s’assument en tant que telles, et que leur homosexualité ne les a pas empêchées de faire une belle carrière, d’être reconnues."
Une équipe de France étonnamment féminine
Aujourd'hui, au sein de nombreuses équipes participant au Mondial, on ne voit qu'un seul modèle de joueuses déplore Cécile Chartrain: "Au sein de l'équipe de France, la quasi totalité des joueuses ont les cheveux longs, et des ongles peints, même sur le terrain."
On donne à voir au public un seul modèle de féminité très traditionnel.
Une police du genre
Et cette uniformité suscite des interrogations : "ce n’est pas représentatif de la société française : sur 23 femmes, il y a forcément des filles qui préféreraient avoir les cheveux courts. Je pense que c'est assez révélateur de la police du genre qui existe dans le milieu du football, étroitement liées à des stratégies de marketing sexistes."
Une information confirmée et analysée par Catherine Louveau, sociologue, auteure de nombreuses publications sur les femmes dans le sport : "pour être médiatisées et attirer les sponsors, selon la professeure émérite de l’université Paris-sud, "les sportives de haut niveau sont contraintes de coller à une certaine image de la féminité."Pour nous, poursuit Cécile Chartrain, une footballeuse devrait être valorisée avant tout, pour ses performances sportives."
As an athlete, my mission is to leave this game in a better place for the next generation of women. Presented by @Visa. @PlayersTribune #ad pic.twitter.com/lYwt0l1Ulj
— Megan Rapinoe (@mPinoe) 13 juin 2019
Pour la co-fondatrice des dégommeuses, "il serait bon de valoriser des filles aux allures différentes, plus androgynes, qui peuvent être tout aussi sexy que les autres, comme le montre Megan Rapinoe, star lesbienne de l'équipe des Etats-Unis."
Pourquoi faudrait-il absolument que les joueuses de foot donnent des gages de féminité pour avoir le droit d'accéder à la reconnaissance?
La co-fondatrice des Dégommeuses soulève une autre question: pourquoi, parmi toutes les footballeuses françaises de haut niveau, aucune n'a fait son coming out?
Le sexisme au bord du terrain
Malheureusement, les Dégommeuses ne sont pas à l’abri du sexisme. Le simple fait d’être sur le terrain, suscite des réflexions discriminantes: "un jour un type qui s'échauffait au bord du terrain, nous regardait le sourire en coin", déplore Cécile Chartrain, "j’allais tirer un corner à la fin de l’entraînement et il me demande: tu veux que je le tire à ta place ?"
Et les attaques sont parfois violentes physiquement : "des ados nous ont balancé des bouteilles d’eau du haut d'un immeuble qui jouxte notre terrain en proférant des insultes à caractère sexuel : c’est la preuve qu’il y a encore beaucoup à faire contre le sexisme dans le milieu du sport".
Cécile et son équipe aspirent à un climat plus respectueux, un environnement enfin bienveillant...
Et elles agissent sur tous les terrains, pour favoriser la visibilité des footballeuses, de toutes les footballeuses...
Lors du match de l'équipe de France au Parc des Princes, elles n'ont pas hésité à déployer le drapeau arc-en-ciel des LGBT +.
La coupe du monde : un espoir…
Depuis le début de la compétition, la coupe du monde suscite un engouement pour le football féminin. Cécile espère vivement que cet événement servira de tremplin, que cela encouragera la Fédération Française de football à consacrer plus de moyens aux clubs de football féminins.
L'autre enjeu selon Cécile Chartrain, est la formation et la sensibilisation des encadrants aux questions de genre.
"Cette coupe du monde doit aussi permettre de se questionner sur l’égalité femmes-hommes dans le monde du football, car "on est très loin de l’égalité des salaires pour les joueurs de haut niveau. A Reims, une joueuse gagne 2000 euros en moyenne, contre 60 000 pour les homologues masculins.
Et in fine, pour Cécile et ses co-équipières":
"il faudrait faire de cette grande manifestation internationale, un moment féministe, pour que toutes les footballeuses, quel que soit leur âge, leur style et leur niveau sportif, puissent s'épanouir sans entraves."