Lors de consultations avec des patients non francophones, les médecins libéraux peuvent, en Alsace, se faire assister par des interprètes. Mais au 1er janvier 2021, ils seront remplacés par une plateforme téléphonique, ce qui n'est pas sans conséquences.
Trois à quatre fois par jour, Yannick Schmitt, médecin généraliste à Lingolsheim (Bas-Rhin) reçoit des patients qui ne parlent pas du tout français. Pour assurer la traduction lors des consultations, il fait appel à des interprètes qui assistent physiquement au rendez-vous. Ces intermédiaires lui permettent d'évaluer précisément les problèmes du malade et de faire comprendre ses prescriptions. "Ca nous permet d'avoir une approche beaucoup subtile de la situation du patient, ce qu'une application de traduction ne pourrait pas permettre, explique-t-il. "Sans ces interprètes, il y a un risque de passer à côté des vrais besoins et pathologies des patients."
Yannick Schmitt fait partie des 29 médecins alsaciens qui ont signé une tribune le 11 novembre (lire le document ci-dessous) pour marquer leur opposition à cette réorganisation. L'agence régionale de santé (ARS) du Grand Est, qui participait jusque-là au financement de ces interventions d'interprètes, va en effet de se désengager de ce dispositif pour le remplacer par une plateforme téléphonique. "Ce recours à des interprètes en présentiel pendant les consultations n'était jusqu'ici accessible que pour les médecins de l'Eurométropole et de Mulhouse", explique le Dr Catherine Guyot, responsable adjointe du département prévention et vulnérabilité de l'ARS, qui évoque l'équité territoriale de toute la grande région pour justifier la création de cette plateforme. "Nous voulions pouvoir proposer ce soutien à tous les patients et médecins de ville du Grand Est et l'élargir aux sage-femmes libérales. Mais il n'est pas possible de déployer physiquement des interprètes sur tout ce vaste territoire", conclue-t-elle.
Cette réorganisation entrera en vigueur le 1er janvier 2021.
Tribune des médecins libéraux pour le maintien de l'interprétariat présentiel by Caroline Moreau on Scribd
Psychiatre spécialisé dans la prise en charge des personnes réfugiées, Georges Federmann juge incompréhensible cette décision. D'autant que sa spécialité repose exclusivement sur la parole. "Supprimer la présence des interprètes à nos côtés au profit d'une plateforme, c'est comme d'imaginer une consultation par téléphone pour des personnes sourdes et malentendantes ", ironise-t-il pour soulever l'incongruité, selon lui, de cette réforme. "Lors de mes consultations, beaucoup d'informations passent par les silences, les regards, les attitudes, remarque-t-il. Le non-verbal est essentiel mais il ne peut pas être perçu par un interlocuteur à distance". Le médecin souligne l'effet rassurant que procure la présence d'interprètes pour des patients souvent déjà en grande détresse et inquiets lorsqu'ils doivent consulter un médecin. "Ils me sont également indispensables pour me renseigner sur les codes, la culture du malade afin que je puisse m'adapter et le mettre en confiance".
Quand ils ont besoin d'un interprète, Yannick Schmitt, Georges Federmann et tous les médecins de l'Eurométropole et de Mulhouse font appel à l'association Migrations Santé Alsace. Créée en 1975, elle a pour vocation de favoriser l'accès aux dispositifs, aux droits et aux soins en matière de santé pour les familles immigrées. Depuis 2007, elle met à disposition de l'Union régionale des médecins libéraux 90 interprètes professionnels capables de traduire 38 langues différentes. "Actuellement, les principaux besoins sont en géorgien, en russe et en albanais, constate Emilie Jung, la directrice de l'association qui a enregistré l'an dernier 1300 heures de présence de ses agents auprès de médecins. Un dispositif en partie financé jusqu'ici par l'ARS, qui ne reconduira donc pas sa participation.Le non-verbal est essentiel mais il ne peut pas être perçu par un interlocuteur à distance
Ces professionnels interviennent chez les médecins libéraux, mais également à l'hôpital et dans les structures médico-sociales. "Nos salariés sont formés aux problématiques sanitaires et médico-sociales, certains ont aussi connu le même parcours que les patients qu'ils assistent, précise Emilie Jung. Avec une plateforme téléphonique, on ne connaît pas le profil ni le niveau de formation des écoutants face à des problèmes spécifiques. C'est très déhumanisant", regrette-t-elle.
Ce recours au téléphone inquiète également par ses modalités : "la durée d''intervention d'un interprète lors d'une consultation via la plateforme est prévue pour durer une quinzaine de minutes, prévient l'association. Or un patient qui parle français met en moyenne 18 minutes à expliquer son problème dans un cabinet de médecin. Cela risque de presser les médecins au détriment d'un diagnostic précis. Nos interprètes, eux, restent en présentiel tout le temps nécessaire pendant l'entretien avec un médecin". L'association veillait aussi à fidéliser les interprètes auprès des patients : "on a fait en sorte de créer un trio : avoir toujours le même interprète pour le même patient suivi par le même médecin".
Un risque d'engorgement des urgences
Fort de son expérience, Yannick Schmitt s'inquiète d'un autre phénomène : le risque d'engorger un peu plus encore les hôpitaux. "Sans ces traducteurs, il y a un risque que des patients non francophones se sentent frustrés car incapables de comprendre le médecin ou les prescriptions. Cela peut les dissuader de venir dans nos cabinets. Alors ils se tourneront vers les urgences, parfois pour des pathlogies qui ne sont vitales", prévient-il.Georges Federmann voit dans cette réorganisation un reflet de l'évolution de la société : "on entre dans un monde où tout se gère désormais de façon centralisée, par flux, au détriment de l'humain. Cela révèle beaucoup de choses sur l'évolution des politiques actuelles." Le psychiatre, comme les 28 autres médecins signataires de la tribune, espèrent encore infléchir la décision de l'ARS. Cette dernière précise que si l'association Migrations Santé Alsace parvient à trouver d'autres financeurs pour continuer à proposer ce service, elle ne s'opposera pas à la présence physique d'un interprète dans les cabinets alsaciens.