Les deux derniers jours avant Pâques, les cloches sont réduites au silence. Et, parfois, remplacées par des crécelles. La tradition perdure, entre autres à Souffelweyersheim et Reichstett. Ce Vendredi saint 15 avril, dès 6 heures, des enfants ont arpenté le village avec leurs instruments.
Vendredi et Samedi saint, certains villages alsaciens perpétuent la coutume des crécelles, qui appellent les fidèles à la messe en lieu et place des cloches.
Ainsi, à Rohr, Stutzheim-Offenheim, Souffelweyersheim et Reichstett, les enfants n'ont pas hésité à mettre le réveil à potron-minet. Pour le plaisir de s'élancer bruyamment dès 6 heures du matin.
Car tout en déambulant, ils ont actionné leurs instruments, portés en bandoulière ou poussés sur une charrette, équipés d'une manivelle. Dans le but de faire un maximum de vacarme.
Des "commères" pour remplacer les cloches
Pour évoquer la mort du Christ, les cloches des églises catholiques restent muettes le Vendredi et le Samedi saint. On raconte aux enfants qu'elles sont parties à Rome, recevoir la bénédiction papale – ou, c'est selon, en rapporter des oeufs en chocolat.
Mais en Alsace, en Lorraine, en Belgique ou encore en Autriche, certains villages meublent ce silence par un son plus insolite. Lorsque les cloches se taisent, les crécelles se mettent à parler.
En alsacien, plusieurs termes désignent ces instruments : "Klepperi" (objet qui claque), "Ràschpel"... mais principalement "Rätsch", c'est-à-dire "commère" ou "pipelette". Et le verbe "rätsche" (faire tourner sa crécelle) signifie également "bavarder" ou "tailler une bavette".
Alors, certes, entre le timbre harmonieux, coulé dans le bronze, des habituelles messagères du culte, et les crépitements et craquètements de leurs doublures de bois, la comparaison est rude. Mais question efficacité, les crécelles savent se faire entendre.
Une quarantaine de "créceleurs" entre Souffelweyersheim et Reichstett
Ce 15 avril, Vendredi saint, à Souffelweyersheim (Bas-Rhin), une vingtaine d'enfants et une demi-douzaine d'adultes, de même qu'une quinzaine de personnes à Reichstett, étaient donc sur pied de guerre dès 6 heures du matin.
Leur rôle : parcourir les rues en faisant du raffut, à la force de leur poignet. Réveil matin assuré pour les habitants. Car lorsque la lame en bois rotative de la crécelle tourne autour du manche, elle racle sur la partie crantée, produisant un boucan vite insupportable.
La joyeuse troupe a émaillé son parcours très matinal d'un refrain : "Tagglock, tagglock. Der Tag fängt an zu bleichen, wir retchen für die Armen und die Reichen. Ave Maria…" ("Cloche du jour, cloche du jour. Le jour se lève, nous 'crécelons' pour les pauvres et les riches…")
Les deux villages, membres de la communauté de paroisses des Boucles de la Souffel avaient un temps délaissé cette tradition. "Ça a repris il y a une quinzaine d'années" raconte Christophe Gerhards, bénévole de la paroisse et organisateur du parcours.
Selon l'usage, durant les deux journées, les crécelles entrent en action matin, midi et soir, avant chaque célébration. Mais à Souffelweyersheim et Reichstett, elles ne sont de sortie que le matin et le midi, "pour ne pas lasser les jeunes", précise l'organisateur - ni, probablement, les habitants.
A midi, les membres du cortège entonnent un second refrain : "Ihr Leut, ihr Leut, was wollen wir euch sagen, s'Glöckel, das Glöckel hat zwölf geschlagen. Mittag, mittag, mittag." ("Braves gens, nous voulons vous dire que la petite cloche a sonné douze heures. Midi, midi, midi.")
La crécelle, une signification complexe
La voix âpre des crécelles a des usages multiples. Au Moyen-Age, elle servait à avertir du passage des lépreux. Toujours très présente durant certains carnavals en Suisse, elle fait aussi partie intégrante de la fête juive de pourim.
La présence des crécelles durant la Semaine sainte pourrait remonter à la Contre-Réforme, au XVIe siècle. A l'époque, pour se distinguer des paroisses protestantes, les catholiques ont commencé à ne plus faire sonner les cloches durant les jours correspondant à la mort du Christ.
Mais ceci était un acte à forte valeur symbolique, non sans conséquences, selon les croyances de l'époque. En effet, des cloches carillonnant du haut de leur clocher protègent leur village.
Alors que, réduites au silence, elles laissent le champ libre aux mauvais esprits. Et pour chasser ces dangereux intrus, rien de tel que le bruit. D'où les crécelles : peu d'efforts pour beaucoup d'effets.
Dans le même ordre d'idées, voici encore à peine un demi-siècle, certaines communes alsaciennes ressortaient leurs crécelles à la veille des mariages.
Car dans le fond, "créceler", c'est balayer les vieux démons, nettoyer le village, y assainir les relations, et faire entrer de l'air frais. Un peu comme l' "Oschterputz" sert à battre les tapis, dégager la poussière accumulée et aérer la maison, avant de prendre un nouveau départ.
Tout à la joie simple du tintamarre, les enfants de Reichstett et Souffelweyersheim n'ont vraisemblablement pas conscience de son sens caché. Mais leur dévouement peut porter d'autres fruits.
En effet, leur déambulation de Samedi saint, à midi, sera l'occasion de faire la quête auprès des habitants. L'argent ainsi récolté doit servir à "remplir la caisse des servants de messe" mais aussi à "l'achat et la réparation des crécelles" précise Christophe Gerhards.
Et en 2019, le bénéfice était tel "qu'il a permis aux servants de messe de partir une semaine entière à Rome." Sur la place Saint-Pierre, quelques privilégiés ont même eu le droit de faire un petit tour dans la papamobile. Sans crécelle, cette fois, pour ménager les oreilles de François.