L'Education nationale a décidé de créer un parcours dit "immersif" dans quatre écoles maternelles alsaciennes. Elle imite en cela ce qui se fait déjà dans neuf écoles de l'association ABCM-Zweisprachigkeit. Une victoire pour les défenseurs de la langue alsacienne, qui ont eu du mal à défendre le modèle immersif depuis les années 1990.
Ecouter la maîtresse lire "’s Mondmannele" (Jean de la Lune) de Tomi Ungerer en alsacien. Ce sera sans doute possible maintenant dans quatre écoles maternelles publiques d'Alsace. C'est en tout cas le but du parcours "Tomi Ungerer", du nom du célèbre dessinateur alsacien, lancé en ce mois de septembre 2023.
Ces classes dites "immersives" dispensent un enseignement en grande partie en allemand et en alsacien, 25% des cours se font en français. Cette année, il s'agit de quatre petites sections, l'an prochain se rajouteront les moyennes sections, puis les grandes sections l'année suivante.
C'est une grande nouveauté pour l'Education nationale qui refusait de s'engager dans l'enseignement immersif, laissant aux associations de langue régionale, comme l'ABCM, le soin d'organiser des écoles associatives.
Derniers remous en date, le 21 mai 2021, lorsque des députés, dont Aurore Bergé, saisissent le Conseil constitutionnel pour faire interdire l'enseignement immersif des langues régionales en France, c'est-à-dire quand le français n'est pas enseigné tous les jours, en se référant à l'article 2 de la Constitution : "la langue de la République est le français".
Le Conseil constitutionnel avait alors confirmé que l'enseignement immersif était contraire à la constitution. Mais en décembre 2021, l'Education nationale avait publié une circulaire expliquant que l'enseignement immersif des langues régionales est possible en France, comme le proposent les écoles des associations ABCM-Zweisprachigkeit en Alsace, Diwan en Bretagne, Ikastola au Pays basque, etc.
C'est ce qui a ouvert la possibilité d'un enseignement immersif également dans l'enseignement public, les défenseurs des langues régionales sont rassurés.
"L'enseignement immersif, c'est 100%"
Pour Pascale Lux, vice-présidente de l'ABCM-Zweisprachigkeit, la communication sur l'enseignement immersif du parcours Tomi Ungerer n'est pas juste. "Une classe immersive, c'est 100% d'allemand et d'alsacien. De toute façon, les enfants sont 24 heures par semaine à l'école, c'est très peu s'ils parlent uniquement français le reste du temps. Pour arriver à former des enfants bilingues, c'est beaucoup de volonté éducative."
L'ABCM a ouvert sa première classe en 1991, avec un enseignement paritaire : 50% du temps scolaire en allemand, 50% en français, "politiquement, on n'était alors pas prêt en Alsace à faire de l'immersif au début. Puis, au fur et à mesure, depuis 2004, on s'y est mis. En cette rentrée, c'est l'école de Schweighouse-sur-Moder qui commence l'immersion en petite section".
Au total, sur les 13 écoles de l'ABCM, 9 sont déjà en immersion, de la petite section au CP inclus, ce qui signifie : 100% du temps scolaire en allemand et en alsacien pour ces enfants. "Alors bien sûr, en CE1, il y a un petit rattrapage à effectuer en français, mais ça se fait très bien."
"Et finalement, en primaire, ce sont les élèves bilingues qui ont les meilleurs résultats en français, donc il n'y a aucune crainte à avoir quant à l'enseignement de la langue française", résume Pascale Lux. "Le risque de faire de l'immersif à 75% d'allemand et d'alsacien, c'est d'avoir parfois des enseignants qui passent d'une langue à l'autre, et ça ne marche pas pour apprendre une langue. L'immersion, c'est 100%, si on veut des résultats".
Innovation pour ouvrir sur le monde
Pour cette rentrée 2023, quatre écoles du Grand Est inaugurent ces parcours. "Dans le Bas-Rhin, il s'agit de l'école maternelle Froebel à Sélestat et l'école maternelle Arc-en-Ciel de Brumath. Côté Haut-Rhin, la maternelle des Tulipes à Colmar et celle de Saint-Morand à Altkirch sont concernées", précisent les services de l'Éducation nationale en Alsace.
Dans le détail, 33 élèves du Bas-Rhin (18 à Sélestat et 15 à Brumath) suivent ces cours dans les langues de Goethe et d'Ungerer. Même chose pour 22 enfants de maternelle (8 à Colmar et 14 à Altkirch) dans le Haut-Rhin.
Les cours ont été conçus avec des inspecteurs de l'Éducation nationale. Pour pouvoir encadrer les élèves, "les enseignants ont été formés depuis plus de six mois, par des maîtres de conférences, des professeurs d'université, mais aussi des conseillers pédagogiques".
Les services régionaux de l'Éducation nationale évoquent une "ouverture sur le monde, importante pour cette académie située au cœur de la capitale de l'Europe, pour permettre le développement de compétences linguistiques dès le plus jeune âge, mais aussi l'élargissement à de nouvelles cultures".
Une forte demande dans la région
Ces ouvertures font suite à une forte demande, dans le Grand Est. "Les maires des quatre communes, la collectivité européenne d'Alsace et les fédérations de parents d'élèves ont soutenu ce projet", rappelle le rectorat. Au sujet de la langue allemande, il réfute toute idée de perte de puissance de son apprentissage dans la région : "Cela est plutôt dû à la raréfaction des enseignants aux profils germanophones au niveau national."
L'Éducation livre quelques chiffres à l'appui de cette affirmation. En 2012, "21 505 élèves du 1er degré public et privé" (NDLR : écoles maternelles et primaires) suivaient un enseignement bilingue. Dix ans plus tard, ils étaient 31 504 à avoir des cours dispensés à égalité en allemand et en français (12 heures dans chaque langue).
De leur côté, les spécialistes de l'alsacien apprécient cette exposition de leur langue, en milieu scolaire. "C'est bien qu'il soit enfin présent à l'école publique : plus on est exposés à une langue, mieux c'est. Avec ce dispositif immersif, l'alsacien a enfin une présence dans l'espace scolaire public. Son enseignement à l'école est une forme de légitimité : c'est un très bon signe, car cela valorise forcément la langue", estime Pascale Erhart, maîtresse de conférences à la faculté des langues de Strasbourg et directrice du département dialectologie alsacienne et mosellane.
Un entrain que partage aussi Victor Vogt, vice-président de l'OLCA, l'Office pour la langue et les cultures d'Alsace et de Moselle. "La Collectivité européenne d'Alsace a été moteur dans cette démarche. Nous élus CEA, on s'est battus pour pouvoir ouvrir des classes immersives dans les écoles publiques. À ce titre, on se réjouit de l'avancée obtenue par le dialogue avec le rectorat. On ambitionne de développer ces classes assez largement sur le territoire alsacien : qu'il y ait des écoles immersives dans chaque canton d'Alsace. C'est une première dans l'histoire de l'Alsace : l'alsacien fait son entrée par la porte officielle, à l'école publique", indique celui qui est aussi conseiller à la collectivité européenne d'Alsace. Quelques éléments restent perfectibles d'après lui.
"Il reste une marge de progression, puisqu'on souhaitait à l'origine 100% d'immersion. On peut encore avancer géographiquement et sur la quantité horaire, pour arriver au même modèle d'école immersive que l'on voit autre part en France et en Europe."
Victor Vogt, vice-président de l'Olca
"Outre le développement du billinguisme, la sauvegarde de notre langue maternelle ne pourra se faire qu'en la développant dans l'enseignement public et privé. Il y a encore beaucoup de travail pour préserver la langue, et nous avons la chance d'avoir beaucoup de locuteurs. Pour l'Unesco, une langue minorée peut être sauvegardée s'il reste au moins 30 à 35% de locuteurs. C'est pour cela qu'il est très important de viser les plus jeunes, donc les 0-6 ans, pour appuyer la transmission de génération en génération", termine-t-il, en restant enthousiaste.
Le rectorat souhaite étendre davantage ces classes, dans les années à venir.