Bien avant l'annonce du début du confinement, les entreprises du bâtiment avaient senti les choses venir. Elles ont dû très vite répondre à cette question: arrêter ou continuer ? Un choix cornélien pour des entreprises qui vivaient depuis peu, une embellie économique.
"En raison de la crise sanitaire actuelle, notre entreprise sera fermée jusqu'à nouvel ordre. Prenez soin de vous, et à bientôt ". Ce message tourne en boucle sur le répondeur de l'entreprise Hemmerlé de Schleithal (Bas-Rhin). Le plus gros constructeur d'Alsace du Nord, 35 salariés, a fermé ses portes le mardi 17 mars, jour du début officiel du confinement.
"Nous avions tout préparé depuis le vendredi précédent. Nous avions eu des informations par la FFB, la fédération du bâtiment", explique Eric Hiebel, le dirigeant de l'entreprise. "Am Dienschdà hàn ma noch Fundamenta betoniert, on a bétonné quelques fondations. On a déplacé et sécurisé les grues. On a préparé les chantiers pour pouvoir reprendre le plus vite possible quand la crise sera terminée. Je viens au bureau tous les deux jours pour récupérer le courrier qui arrive encore, sortir les factures. S'Gald muss reikumme ! Il faut que l'argent rentre et je dois dire que les particuliers et les collectivités jouent le jeu et nous paient. Ich kànn niet klàche, je ne peux pas me plaindre. Il faudra bien sortir les salaires la semaine prochaine !". Voilà, le nerf de la guerre, les salaires.
Pour Eric Hiebel, le mois de mars se passera bien, mais après ?
"Les intentions du gouvernement sont bonnes. Le report des charges, le report des échéances de prêt c'est bien. Les banques jouent le jeu. Mais nos prêts, il faudra bien les rembourser un jour ou l'autre ! Pour le moment nos salariés éclusent leurs congés de 2019. Après, ils seront au chômage partiel mais quand vous êtes en chômage partiel vous ne touchez que 84% du salaire, poursuit l'entrepreneur. Cette crise intervient alors que nous avons bien travaillé en 2019, une bonne année enfin après des années de crise. On voyait le bout du tunnel. Hop, s'Johr isch noch niet rum, mer weren sahne ! On verra bien" reprend l'entrepreneur, fataliste.Eric Hiebel et ses associés n'ont pas hésité : "la santé de mes gars et de leurs familles prime. Je veux récupérer tout le monde en forme à la sortie de la crise". Ce dirigeant s'est plié en quatre pour permettre notamment à ses quatre salariés portugais de pouvoir rejoindre le plus vite possible leurs familles restées au pays : "la frontière avec l'Allemagne était fermée. J'ai dû remplir des papiers pour passer la douane et les emmener à l'Euroairport de Baden-Baden. Il a fallu trouver un vol pour Porto, il n'y en avait presque plus. Voila, c'est fait, ils ont pu rejoindre leurs épouses, leurs gamins. Ils reviendront quand tout ira mieux".Quand reprendra l'entreprise ?
Eric Hiebel ne se risque à aucun pronostic : "presque tous les chantiers sont à l'arrêt dans le secteur. Tous les artisans que je côtoie d'habitude ont fermé. De toute façon, nos fournisseurs n'ont plus de matériel... ".Tous fermés...ou presque
Un chantier tourne encore dans le village, celui de la future maison pour les ainés, cinq petits appartements destinés à des personnes âgées. Là, depuis le début du confinement, le carreleur travaille d'arrache pied, pose les carreaux au sol et finit les salles de bain. "Nous ne sommes que deux associés dans mon entreprise, mon cousin et moi. Nous avons décidé de continuer à travailler. Quelques jours avant l'annonce du président, j'ai passé encore un maximum de commandes. J'ai fait du stock pour pouvoir continuer à travailler sur le chantier ou dans mon atelier". Raphaël Fischer est un indépendant : "tous ceux qui ont des salariés ont arrêté. Nous on est deux, on prend nos précautions. Nous ne voyons plus nos parents depuis deux semaines, notre famille proche est confinée, sur les chantiers nous ne croisons personne ".Le plus dur à encaisser, ce sont les insultes envoyées sur les réseaux sociaux
" L'autre matin, je suis arrivé sur le chantier de Schleithal, un gars avec un bonnet sur la tête et un masque sur la bouche s'approche et me dit : "Er màchen uns hi ! Er hàn nix ze fascheisse wànn mer verrecken ! C'est à cause de vous qu'on va crever, vous n'en avez rien à foutre ! ". "C'est la première fois de ma vie qu'on m'agresse parce que je travaille ! Wasch, ich bin so ufgewàchse. Wànn abs wit, musch schàffe ! Tu sais, j'ai grandi comme ça. On m'a toujours dit : si tu veux quelque chose, il faut travailler. C'est dur psychologiquement ».D'ici le milieu de la semaine, Raphaël Fischer va finir le chantier de la maison des aînés. Ensuite, il se confinera dans son atelier : "des clients attendent des meubles, une cuisine en bois et acier". De carreleur il va se faire menuisier, chez lui.