Rund Um. Longtemps, le Rhin a rythmé la vie des habitants en Alsace et abrité des milliers de poissons. Mais cela a changé depuis sa rectification et surtout sa canalisation au XXe siècle. Dans un livre, Roland Carbiener et Laurent Schmitt, deux scientifiques passionnés, appellent à faire revivre le fleuve.
À 92 ans, Roland Carbiener a toujours la même passion pour le Rhin, un fleuve qu'il a si souvent fréquenté avec son père. Ils s'y rendaient plusieurs fois par semaine pour pêcher : des brochets, des perches, des truites, le repas de tous les lundis et mardis midi... Des carnets griffonnés après chaque sortie témoignent encore de la quantité et de la diversité de poissons qu'ils attrapaient.
Roland Carbiener déchiffre son écriture juvénile pour réciter ses prises et ses bilans, comme s'il avait besoin de preuves pour étayer ses souvenirs. Car aujourd'hui, difficile de faire croire à un tel foisonnement. "Le Rhin s'est extrêmement appauvri", peste-t-il.
L'ancien pêcheur, par ailleurs naturaliste, professeur honoraire de l’Université de Strasbourg et cofondateur d’Alsace Nature, pointe du doigt la canalisation du fleuve dans un livre, Rhin vivant, coécrit avec Laurent Schmitt et publié en décembre 2022. "On ne peut plus parler d'un fleuve, c'est devenu une rigole. Un canal qui a toute l’année le même niveau d’eau, avec une profondeur de 6 à 8 mètres en amont des barrages, ne peut plus abriter les poissons comme il le faisait avant. Il est devenu extrêmement pauvre", répète-t-il encore.
Le Grand Canal d'Alsace a été construit dans la deuxième partie du XXe siècle sur 160 kilomètres, de Bâle à Lauterbourg. Dix centrales hydro-électriques ont été installées. Elles produisent deux tiers de l’électricité consommée en Alsace. Des travaux colossaux qui ont modifié le paysage et la vie du fleuve.
Les poissons ont déserté le Rhin
"Les impacts de la rectification du Rhin au XIXe siècle ont déjà été assez importants : le lit mineur a été réduit pour passer d'un kilomètre de large à 150 ou 200 mètres de large, des bras ont été contractés... Mais l'aménagement de Tulla a quand même préservé une certaine fonctionnalité, détaille Laurent Schmitt, professeur de l’Université de Strasbourg, géographe, hydrogéomorphologue et spécialiste de la gestion des fleuves. Les inondations subsistaient toujours à l'intérieur de digues des hautes eaux éloignées du lit principal de un à deux kilomètres de chaque côté. Par contre, avec la canalisation, la fonctionnalité alluviale du fleuve a été totalement altérée, on a perdu 130 kilomètres carrés de zones inondables."
L'impact a été énorme sur la fonctionnalité des milieux et sur la faune piscicole. Fini le cycle naturel de crues et de basses eaux qui rythmait la vie environnante, créant des biotopes d’une richesse exceptionnelle. Les poissons ont déserté le fleuve : les usines hydroélectriques et leurs barrages infranchissables ont rendu les migrations impossible. Tandis que la déconnexion des bras a empêché les déplacements hors du lit principal, déplacements pourtant essentiels dans le cycle de vie des poissons.
Dans leur ouvrage, les auteurs font une ode au Rhin vivant. Roland Carbiener, pionnier de l’étude interdisciplinaire des grands fleuves, remonte au Rhin dit "sauvage" pour dresser un état des lieux de la faune piscicole sur 20.000 ans. Du jamais vu.
Le fleuve était LE vecteur de lien entre les habitants
À travers ses souvenirs, il évoque aussi les liens étroits entre le fleuve et les habitants : "Il attirait beaucoup de monde, des promeneurs, quelques baigneurs… Il y avait des restaurants partout le long de l'eau. Jadis, certains villages contenaient des centaines de pêcheurs. A mon époque encore, en revenant de la pêche, on s’arrêtait au bistrot", insiste le nonagénaire.
"Unser Rhin" ("notre" Rhin) disaient d'ailleurs les Alsaciens jusqu'au milieu du siècle dernier. "On parlait tous du Rhin, des poissons qu'on venait d'attraper, et bien sûr de la forêt rhénane. Le fleuve était LE vecteur de lien entre les habitants dans les villages voisins, mais aujourd’hui il n’existe plus", regrette-t-il.
Roland Carbiener et Laurent Schmitt espèrent avoir livré une base de réflexion pour penser l’avenir du Rhin. Selon eux, une dynamique de restauration des fonctionnements et des processus permettant de recouvrer autant que possible la richesse d’habitats et de poissons est indispensable.
La nécessité de restaurer des forêts alluviales fonctionnelles, effectifs puits de carbone
D'autant que ces mesures permettent d’atténuer le changement climatique, car des forêts alluviales fonctionnelles sont d’effectifs puits de carbone. En France, ce programme se décline avec le plan « Rhin vivant ». D'anciens bras ont déjà été reconnectés et des secteurs ré-inondés.
"Restaurer ces milieux permet de les rendre plus humides. Les crues régulières du Rhin surviennent vers la fin du printemps-le début de l'été, en juin-juillet, au moment des canicules qui sont de plus en plus fréquentes. Cela permet donc d'assurer une bonne évapotranspiration par la forêt. Et cette forêt qui transpire, qui fonctionne bien, elle rafraîchit. Cet effet de bio-climatisation pendant les canicules, par des forêts alluviales restaurées, suffisamment alimentées en eau, joue un rôle très important", assure Laurent Schmitt.
L'ouvrage Rhin vivant (auquel a également participé Annick Schnitzler, elle aussi universitaire et spécialiste des forêts alluviales) se veut un témoignage historique tout autant qu’un plaidoyer pour faire revivre ce qui était le plus grand fleuve à saumon atlantique au monde. Un très beau livre de quasi 300 pages, illustré par les photographes Gérard Lacoumette et Serge Dumont, et documenté par des gravures, peintures, iconographies ou encore cartes anciennes qui s'adressent aussi bien à un public averti qu'amateur.