Rund Um. Camille Claus, peintre, graveur et poète, aurait eu cent ans en septembre 2020. Plusieurs fois reportées pour cause de crise sanitaire, deux expositions et diverses manifestations rendent hommage à cet humaniste qui vivait pleinement l'instant présent en peignant.
Camille Claus (1920-2005) est principalement connu par ses toiles figurative, aux teintes claires, et ses gravures aux lignes épurées. Mais dans ses jeunes années, il a aussi réalisé des œuvres abstraites, ou très expressionnistes et douloureuses.
L'exposition que le musée PASO à Drusenheim lui consacre actuellement remet en lumière l'évolution de son art, de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu'à l'orée du 21e siècle.
En parallèle, une exposition plus intimiste, à la médiathèque protestante de Strasbourg, met l'accent sur son travail religieux, philosophique et poétique. Et présente son "Livre des jours", œuvre unique jamais montrée jusqu'à aujourd'hui.
Un pommier produit des pommes
"Ma peinture est un langage. Les mots qu'on y ajoute, ou les tentatives d'expliquer une image, ne sont jamais justes. On ne peut pas exprimer en mots ce qu'on dit par des couleurs et des formes. C'est impossible. C'est une illusion (S'isch unmeijlich. S'isch a Illusion)."
Voici ce que confiait Camille Claus au micro de Rund Um en 1998 – sept ans avant sa disparition. Cette idée que l'image ne s'explique pas, il la déclinait à l'envi : "On ne demande pas ce que signifie un coucher de soleil. On l'admire. On l'aime. Et s'agissant d'une image, ça devrait être pareil."
Lui-même, d'ailleurs, se défendait de toute intention dans sa peinture. Il se comparait en cela à un arbre : "Un pommier n'a pas d'idées, il produit des pommes. Moi, je n'ai pas d'idées, je fais des images. J'ignore ce qu'elles représentent, mais je sais qu'elles sont de moi, et que je dois les peindre."
"Itinéraires de Camille Claus" au musée PASO
Mais l'exposition "Itinéraires de Camille Claus" proposée jusqu'au 9 avril prochain au musée PASO de Drusenheim, infléchit quelque peu ces affirmations. Elle présente une cinquantaine d'œuvres, prêtées par des collectionneurs privés, publics et la famille de l'artiste.
Des œuvres qui permettent de voir que, même si l'artiste ne voulait transmettre aucun message délibéré, leur évolution fait cependant écho aux différentes étapes de sa propre vie.
Les cinq tableaux les plus anciens remontent à la fin de 1945. A ce moment-là, Camille Claus, alors âgé de 25 ans, vient juste d'être libéré du camp russe de Tambov, où il avait été détenu comme des milliers d'autres Malgré-Nous.
Et ces œuvres, très fortes, témoignent de toute l'horreur de son vécu, qu'il raconte par bribes, bien plus tard. "Quand j'étais à Tambov, la peinture m'a toujours aidé. Je n'avais pas besoin d'aller travailler en forêt, où tant de camarades sont morts. Je pouvais rester au camp et peindre."
A Tambov, la peinture m'a toujours aidé.
Camille Claus, peintre
Au moment où les Russes ont évacué le camp, de manière systématique, alphabétique, il a d'ailleurs manqué le moment du départ, tant il était absorbé par sa peinture : "Un ami (...) m'a dit : 'A 11h, c'est à nous.' (…) Puis à midi, il est revenu en me disant : 'Je pourrais te gifler. Ton nom a été lu, mais tu n'étais pas là. Donc, tu restes, et tu partiras avec les derniers.'"
Après une série de peintures et de dessins sur Tambov, Camille Claus peint quelques tableaux expressionnistes inspirés de la crucifixion de Matthias Grünewald, du retable d'Issenheim. Puis il passe par une période cubiste, avant de s'adonner à l'art abstrait.
"Il y avait un débat : on pensait qu'après l'horreur de la Shoah, on ne pouvait pas revenir à la figuration des corps. Et Camille Claus s'inscrit dans ce débat" explique Germain Roesz, co-commissaire de l'exposition. "Il tente l'aventure abstraite. Mais il se dit très vite : 'Qu'est-ce que je fais avec ça ? Ça ne me suffit pas.'"
Camille Claus réinvestit la métaphore, le surréalisme, l'inconscient.
Germain Roesz, co-commissaire d'exposition
Effectivement, dès 1950, Camille Claus opère un tournant radical, et retourne vers une peinture figurative, mais imprégnée d'onirisme. Le tableau qui marque ce virage s'intitule "Cette peinture s'appelle Frédéric". Il s'y représente lui-même, tenant une lampe, et flottant au-dessus d'une table.
Désormais, et durant un demi-siècle, l'artiste va explorer de manière très personnelle le monde du rêve qu'il porte au plus profond de lui. "A l'époque, c'est extrêmement courageux" précise Germain Roesz. "Il réinvestit la métaphore, le surréalisme, l'inconscient, l'homme flottant, ce personnage du peintre qui regarde le monde. Tout cela est présent dans sa peinture."
Signes d'une totale liberté, ses œuvres témoignent pourtant de sa profonde connaissance de l'histoire de la peinture. Elles s'inspirent, entre autres, des artistes de la Renaissance, avec le thème récurrent de la "vanité", figuré par un crâne, symbole de la fuite du temps et la fragilité humaine.
Mais elles reprennent aussi souvent d'autres éléments, très personnels : un livre ouvert, où rien n'est écrit. Des animaux, ou encore une pièce de poterie de Soufflenheim, le village des grands-parents maternels de Camille Claus, qui racontait, en 1994 :
"J'étais un véritable garnement strasbourgeois. Je passais mes vacances chez mes grands-parents, potiers à Soufflenheim, et là, je faisais toutes les bêtises imaginables. Je laissais courir les lapins sur la route."
"Spiritualité et humanisme" à la médiathèque protestante
Dans un cadre plus intimiste, la médiathèque protestante de Strasbourg accueille également des œuvres de Camille Claus, cette fois jusqu'au 25 mars prochain. Des toiles, mais également les livres de poèmes de l'artiste. Et, détail émouvant, la palette du peintre, encore couverte d'une épaisse couche de couleurs.
"Elle est ancienne" précise Louise Bock Claus, la fille de Camille. "Les couleurs s'amoncelaient, et faisaient une croûte très haute. Donc, une fois l'an, il la grattait avec de la térébenthine, avant de recommencer à en mettre."
Quand elle pense à son père, Louise Bock Claus a une image : "L'artiste. Qui avait toujours besoin de deux invitations pour venir à table. Et parfois trois ou quatre" sourit-elle.
Mon père, c'était l'artiste. Qui avait toujours besoin de deux invitations pour venir à table.
Louise Bock Claus
Petits, elle et son frère avaient parfois le droit de passer un moment dans l'atelier, et regarder leur père travailler. "Mais c'était dans un coin. Et on n'avait pas le droit de parler."
Au décès de son père, en 2005, elle-même s'est sentie investie d'un "devoir de mémoire". Rapidement, elle a créé l'association L'île du peintre Camille Claus "pour que tout ce qu'il a fait et écrit ne disparaisse pas. Pour que chacun puisse continuer à le voir, à le lire, et se souvenir de Camille."
Dans l'atelier, elle a retrouvé "dans un grand carton rouge" le "Livre des jours" : un ensemble de grandes feuilles, couvertes de poèmes et de dessins à l'aquarelle. Une sorte de livre unique, que Camille Claus ne voulait pas faire publier, créé sur l'impulsion de ses étudiants de l'école des Arts décoratifs de Strasbourg, où il avait enseigné de 1960 à 1985.
Malgré tout, l'association de Louise Bock Claus a décidé d'en faire un livre imprimé. "On s'est dit : 'il faut le partager. On ne peut pas le laisser dans l'armoire' se souvient-elle. Mais les planches originales, jamais exposées jusque-là, constituent la pièce maîtresse de l'exposition de la médiathèque protestante.
Parmi les peintures présentées, plusieurs sont clairement d'inspiration chrétienne : Nativité, Rois mages, fuite en Egypte… Par ailleurs, deux tableaux, prêtés par le MAMCS (Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg), font partie d'une série que Camille Claus a consacrée au philosophe Diogène.
Lorsque je peins, je vis. Un tableau terminé ne m'intéresse plus.
Camille Claus, peintre
Mais l'artiste lui-même, également très inspiré par le thème vétéro-testamentaire du combat de Jacob avec l'ange, ne s'est jamais réclamé d'un courant de pensée, religion ou confession, particulier.
Ce que confirme sa fille : "Il n'était pas religieux au sens classique, catholique, protestant, ou juif. Il n'était pas d'une chapelle, mais se nourrissait de toutes. C'était là sa force. Et il nous l'a transmise."
Dans ses réflexions, Camille Claus avait aussi une certaine proximité avec le bouddhisme. Et investissait toute son énergie dans l'instant présent. "Le passé est le passé. Ce qui adviendra ne m'appartient pas. Le moment présent seul est important. Je vis maintenant" disait-il.
Et plus profondément, pour lui, vivre, c'était s'adonner à sa peinture. "Peindre, c'est l'action qui m'intéresse le plus" confiait-il en 1994 à France 3 Alsace. "Lorsque je peins, je vis. Un tableau qui se termine est comme mort. Il ne m'intéresse plus."