Témoignage. "Je rends la fiction réelle", la série culte allemande Tatort dans l'œil du photographe Benoît Linder

Publié le Mis à jour le Écrit par Cécile Poure
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Vous l'ignorez peut-être, la série policière Tatort est culte outre-Rhin. Elle rassemble, excusez du peu, chaque dimanche soir, en moyenne, depuis plus de 50 ans, 9 millions de téléspectateurs. Benoît Linder, photographe alsacien, participe à la légende, en shootant non pas d'innocentes victimes, mais des instants de plateau.

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Il est arrivé dans l'univers de Tatort par hasard, sans bien savoir où il mettait son objectif. Benoît Linder, photographe documentaire, photographe d'hommes et d'âmes, est, depuis cinq ans, le sniper officiel de la série allemande. Il y a derrière ce mystère, une explication somme toute rationnelle. "Si j'ai choisi ce métier, c'est d'abord pour rencontrer des gens. C'est un passeport pour des situations où, sinon, je n'aurais jamais pu mettre les pieds" . Y compris sur les scènes de crimes, aussi factices soient-elles.

La grand-messe

Pour planter le décor, Tatort, dont en France, on se moque gentiment, si tenté que l'on connaisse, constitue chez nos voisins un carton absolu et inégalé. Inauguré en novembre 1970, Tatort, lieu du crime en allemand, rassemble entre 7 et 14 millions de téléspectateurs chaque dimanche soir, 20h15. L'heure de la grand-messe cathodique. 

Là-bas, c'est comme les matchs de foot ou les allocutions présidentielles, tout le monde attend ce rendez-vous, tout le monde regarde en famille

Benoît Linder, photographe

"Là-bas, c'est comme les matchs de foot ou les allocutions présidentielles, tout le monde attend ce rendez-vous, tout le monde regarde en famille, c'est assez incroyable. Des stars d'envergure nationale, comme Richy Muller, y participent régulièrement" explique Benoit Linder, encore sous le choc.

Le synopsis est pourtant simpliste, basique : un crime, 90 minutes pour en connaître le coupable et son modus operandi. Non, là où Tatort frappe fort, c'est dans sa "régionalisation".

Chaque épisode est produit par chacun des neuf radiodiffuseurs régionaux allemands formant l'ARD, dans leur zone de diffusion. Ainsi, chaque radiodiffuseur produit ses propres Tatort, tournés dans ses Länder, avec ses propres tandems de commissaires. Ce qui assure une diversité d'épisodes et des images d'Épinal, versions sanglantes, de tout le pays. Un peu, si vous voulez, comme nos "Meurtres à ..."

Retour à notre personnage principal. Benoît Linder. Ce Strasbourgeois est donc logiquement, géographiquement, le photographe unique, pour ne pas dire officiel, des Tatort Schwarzwald, Stuttgart et Ludwigshafen, produits par la SWR. Sans voyager des masses, du Bade-Wurtemberg au Palatinat, il vit des aventures extraordinaires, chimériques.

Esprit du film

Benoît Linder est d'ailleurs actuellement sur le tournage du dernier Tatort Schwarzwald, Forêt-Noire."Tatort Schawarzwald c'est plutôt ambiance Maigret, Stuttgart, disons plus viril et Ludwigshafen, avec deux enquêtrices femmes, plus dans l'intimiste." Je n'en saurai pas plus. Benoît est soumis à un devoir de confidentialité bien comprise vue l'ampleur du phénomène. 

"En 2017, j'ai eu un coup de fil d'un producteur allemand me demandant, au pied levé, si je pouvais intervenir sur un tournage de Tatort qui se déroulait à Freibourg. J'ai fait quelques jours là-bas, ça a plu. J'ai eu une proposition de partenariat. Ça a commencé comme ça." Lui qui n'avait jamais vu un seul épisode de la série, pourtant diffusée en France depuis 1975, plonge au cœur du réacteur. "Je regarde parfois des extraits, de temps en temps, des épisodes auxquels j'ai participé. Moi, je suis en cuisine si vous voulez, je n'ai qu'une vue parcellaire du film… c'est frustrant."  Surtout quand une photo de macchabée reste sans réponse.

Benoît doit lui aussi finalement, de son côté, sur le côté, résoudre une énigme. "Moi, mon métier, c'est de retranscrire l'esprit du film, de l'épisode pour faire des photos de communication destinées au public. La difficulté est de traduire une ambiance, une intention, d'un film, animé, mouvant, parlant avec un support fixe et muet : la photo."

15 000 photos par épisode

"Il faut savoir que toute la presse, les blogs, les fan-clubs, s'expriment et ont besoin de photos.  Der Spiegel, c'est 10 à 15 photos par épisode. Die Zeit, une page de critiques et ma photo fait la demi-page. Il ne faut pas se louper. J'ai mon plan de travail en fonction des scènes tournées, je me rends sur place et selon les indications, je shoote. Je prends entre 10 000 à 15 000 photos, j'en livre 400/500. Une première série de douze images sera choisie, puis des demandes plus ciblées en fonction des interviews des comédiens." 

Toute la difficulté réside en cette frontière ténue entre art et publicité. "Parfois des photos que je trouve très belles sont retoquées, soit elles révèlent trop de l'histoire, soit elles donnent au contraire de mauvaises pistes… c'est le jeu." 

J'arrive sur un tournage comme un invité, il faut se comporter comme tel, sans gêner les autres

Benoît Linder, photographe

Benoît a déjà shooté, à blanc et en couleurs, une trentaine d'épisodes (Tatort en compte 1220). Il est présent une douzaine de jours sur les 25 que nécessite le tournage de l'épisode. Il fait désormais partie du décor.

"Ça commence toujours par un entretien avec le réalisateur pour qu'on soit bien d'accord sur l'esthétique, les choix de couleurs, la construction, le sens de la narration, c'est un travail de dialogue et surtout de confiance. Je m'incruste ensuite sur les plateaux, dans leur décor, dans leur travail. C'est assez intrusif quand même. Je dois être là tout en me faisant oublier. J'arrive sur un tournage comme un invité, il faut se comporter comme tel, sans gêner les autres, ce qui n'est pas si évident, la place étant réduite."

Théâtre dans le théâtre

"Sur le tournage, je dois résumer un mouvement et des sons. Il faut qu'on comprenne via mon cliché l'état d'esprit du personnage, il faut comprendre le rôle et comment le comédien incarne le personnage. Il faut de l'empathie. Je rends la fiction réelle. Je photographie donc souvent du drame humain." 

Quand ce n'est pas possible, Benoît laisse tomber le naturel-artificiel et fait reprendre la pause aux comédiens. Du théâtre dans le théâtre, prisme abyssal. "Je me signale auprès du premier assistant et je lui demande de recréer la scène, les moments "du pistolet par exemple", ça doit aller vite, une minute. Parfois, j'attends quatre heures pour une minute. C'est un métier de patience."

Les photos de Benoît sont ainsi très différentes selon les tournages. Lui aussi est un peu acteur, semant le trouble et les faux-semblants. Parfois simples photos clichées, une équipe de la scientifique vêtue de blanc pose devant une voiture de police, ou au contraire très léchées, énigmatiques. Un homme pousse un vélo sous la pluie. Benoît me dit qu'il mourra un peu plus tard. Ambiance.

Phénomène de société

Benoît, depuis le temps, s'est pris au jeu. Le documentariste a trouvé dans Tatort de quoi satisfaire sa curiosité des hommes, sociologique. "Ce que je trouve passionnant chez Tatort c'est qu'on a affaire à des thématiques d'ordre sociétal : des histoires très différentes dans des milieux sociaux très variés. Je suis sensible au suspens, mais selon les épisodes, il y a une grande part laissée à l'observation de la vie des gens. Tatort est traversé des sujets sur et pour la société allemande".

Et Benoît de raconter l'épisode Fur Immer und dich (1087ᵉ) où une ado disparaît avec un homme plus âgé, une histoire glauque. "Ce que les gens ont retenu de l'épisode, c'est plus l'assassinat du chien de la jeune femme que la disparition de cette dernière. Devant l'émoi suscité, un juriste est intervenu en plateau pour expliquer les sanctions encourues pour maltraitance animale."

Prochain tournage : le 22 avril à Stuttgart. "Je suis en train de lire le scénario… Vous verrez, ça promet. La seule chose que je peux vous dire, c'est que j'ai hâte. Je m'entends très bien avec le réalisateur avec qui j'ai déjà travaillé, on a un plaisir créatif commun ..." Pour le reste, l'intrigue, le Krimi, il faudra attendre un an et la grand-messe du dimanche. 20h15. Suspens, suspens.

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