Claude Ernenwein travaille depuis 1965 dans l'atelier de poterie fondé par son père à Marmoutier. A 80 ans, il continue aussi longtemps qu'il le peut, à son rythme, faute de repreneur. Ses créations, d'une extrême variété, sont souvent issues de longues recherches.
Etaler la glaise. Former une boule pour la déposer sur le tour. En faire émerger un objet unique, par pression du pouce et des doigts. Ces gestes, d'une apparente simplicité, Claude Ernenwein les a répété des milliers, probablement des millions de fois, dans son atelier de Marmoutier (Bas-Rhin).
"J'ai appris à façonner au tour à l'âge de 8 ou 9 ans. Maintenant, j'en ai 80. Ça fait donc 70 ans… Non, disons 60, que je suis vraiment potier" sourit-il. Son atelier, créé en 1932 par son père, Jules, a très peu changé. Et il s'y est installé à ses côtés dès 1965.
Devenir lui-même potier, "un des plus vieux métiers du monde", a été une évidence pour Claude. "C'est venu tout naturellement, il ne pouvait en être autrement. J'ai grandi dans cette ambiance. Mais ça a été plus simple de suivre les traces de mon père que pour lui, qui avait dû tout créer à partir de rien."
Après-guerre, leur atelier compte "jusqu'à sept salariés". La production, extrêmement variée, va des objets décoratifs jusqu'aux reproductions de vaisselle en faïence Hannong du 18e siècle, dont les motifs du service "Vieux Strasbourg" sont minutieusement peints main par Jules Ernenwein.
Des nains de jardin jusqu'en 2010
Ce côté créatif éclectique convient bien à Claude. Il marche cependant sans problème dans les pas de son père, et fabrique aussi avec lui ses nains de jardin émaillés créés dès 1938.
"Après-guerre, on en faisait beaucoup, se souvient-il. "Les premiers, mon père les avait modelés, avant de créer les moules en plâtre. Un moule pour le corps, un autre pour la frimousse et un pour chaque bras. Chaque pièce formée était ensuite assemblée. Un long travail, qui explique que ces articles avaient un certain coût."
Avec l'avènement du plastique, le marché s'effondre, mais Claude poursuivit cette production jusqu'en 2010, "en très petites quantités, pour les vrais amateurs." Aujourd'hui, il conserve une dizaine de modèles de ces petits hommes, en souvenir, sur une étagère. "J'ai certainement des clients qui en possèdent plus que moi", s'amuse-t-il.
200 motifs de moules à Springerle
Mais dès le départ, ce touche-à-tout inventif a aussi eu besoin d'expérimenter, de tester, de créer. L'idée pour l'une de ses productions-phares, les moules à Springerle, (petits gâteaux traditionnels avec un motif en relief), lui vient presque par hasard.
"Ma grand-mère avait un vieux moule à Springerle en bois taillé. Mais on était cinq petits-enfants, et chacun le voulait, raconte-t-il. Donc je me suis dit que je pourrais le reproduire en terre cuite. Et ça a parfaitement fonctionné." Il a donc continué sur sa lancée : "Je me suis dit : 'Nom d'une pipe, il y a certainement d'autres grands-mères, dans la région, qui possèdent d'autres moules de ce genre.'"
Peu à peu, au fil de ses contacts, il réussit à retrouver de nombreux moules anciens, "en bois, en étain et même en soufre" à partir desquels il recrée des empreintes de plâtre avant de pouvoir les reproduire à l'identique, en terre cuite.
Georges Klein, conservateur du Musée alsacien de Strasbourg de 1969 à 1985, lui donne également accès à certaines pièces de ses collections du 18e, voire du 17e siècle. "Il trouvait l'idée excellente. Car on connaissait encore les Springerle grâce aux moules exposés dans les musées, mais on n'en cuisait pratiquement plus."
Claude Ernenwein a ainsi largement contribué à un renouveau culinaire. Aujourd'hui, il propose plus de 200 motifs de moules à sa clientèle : fleurs, fruits, animaux (colombe, chat, chien, cerf, écureuil, lapin), symboles archaïques comme la fileuse devant son rouet, réminiscence de la déesse germanique Freyja…
D'autres représentent des outils d'artisans, ou des éléments historiques, tel ce "casque des Allemands durant la guerre de 1870", mais aussi ce "casque français, d'un cuirassier de la bataille de Reichshoffen. C'est l'histoire de l'Alsace" résumée sur ces moules à gâteaux.
De somptueux motifs, très détaillés, montrent des personnages noblement vêtus. "Ici on peut voir les habits du 17e siècle, se réjouit Claude Ernenwein. Certains avaient de très beaux costumes." D'autres moules, encore plus surprenants, reprennent des symboles de modernité et de progrès qui ont marqué les gens en leur temps : télégraphe Chappe, montgolfière, train, bateau, bateau à vapeur, etc.
Le potier affectionne aussi ceux, plus émouvants, qui racontent quelque chose du quotidien de ces Alsaciens d'il y a trois cents ans. Des moules en forme de cœur, destinés à célébrer des fiançailles ou un mariages. Ou encore cet abécédaire du 18e siècle, "où certaines lettres sont manquantes : il n'y a pas de J, ni de W, de X ou de Y. Le gâteau était donné à l'enfant qui devait apprendre l'alphabet. Et il avait seulement le droit de le manger quand il l'avait bien appris" raconte le potier. "D'où l'expression alsacienne : 'Maintenant il l'a enfin ingéré' ('Jetzt het er's endlich g'fresse') qui signifie à la fois "il l'a mangé" et "il l'a compris".
De son côté, Claude Ernenwein a également créé deux motifs de Springerle contemporains, l'un pour célébrer les débuts de l'Ecomusée d'Alsace, l'autre pour le musée de Marmoutier.
Vases à l'or fin et motifs religieux
Dans un tout autre registre, Claude Ernenwein produit aussi de somptueux vases dorés à l'or fin, après émaillage, ce qui nécessite trois cuissons par pièce. Mais également de la vaisselle, de grands bols, des horloges murales… Il a aussi réalisé un chemin de croix, des commandes de très grande taille pour des églises, et de petites figurines d'inspiration religieuse.
"Certains me disent : 'Tout est vraiment de toi ? C'est impossible que tu sois capable de faire tout ça en céramique !' s'exclame-t-il. Alors je leur explique que je suis un curieux insatiable, prêt à tout."
Des gravures médiévales
Jusqu'à ses 14 ans, il a vécu au cœur de Marmoutier, dans une maison avec vue sur l'abbatiale, mais côté sud. Ce qui lui permettait d'admirer "à la fois la partie ouest, romane, la nef centrale, gothique, et l'extrémité du 18e siècle." Mais les parties les plus anciennes ont largement sa préférence.
"Tout ce qui nous vient d'autrefois est essentiel pour moi. Si on ignore d'où l'on vient, on ne peut pas savoir où l'on va" estime-t-il. Dans ce même esprit, déjà tout jeune, il s'est lancé dans les reproductions en terre cuite émaillée d'enluminures du Hortus Deliciarum, somptueuse encyclopédie du 12e siècle élaborée par Herrade de Landsberg, alors abbesse au Hohenbourg (l'actuel Mont Sainte-Odile).
"J'ai toujours été attiré par le Moyen-Age, son mode de vie et ses activités. Un jour, je me suis dit que je devrais créer quelque chose de médiéval, et mon père m'a parlé d'un livre merveilleux que je ne connaissais pas, et m'en a montré quelques reproductions" se souvient-il.
Cette passion pour ce manuscrit né sous la plume d'une femme, et disparu en 1870 durant l'incendie de la bibliothèque des Dominicains de Strasbourg lors du conflit franco-prussion, ne l'a plus quitté. Comme pour les moules à Springerle, il a fait de longues recherches, découvert les copies encore existantes, et rencontré un chanoine du Mont Sainte-Odile qui travaillait également sur le sujet.
Ses reproductions en terre cuite reprennent une vingtaine d'illustrations de l'ouvrage, principalement bibliques : construction de la tour de Babel, Nativité, arrivée des rois mages, parabole du semeur, roi David avec une cithare, Noé et sa vigne…
Celle représentant le dernier repas du Christ avec ses disciples l'émeut particulièrement. "Ici, le Christ n'est pas assis au centre, mais de côté. Et la table n'est pas un rectangle, mais un demi-cercle." Il y décèle un sens théologique caché : "On peut l'imaginer toute ronde, avec l'autre demi-cercle qu'on ne voit pas. Cela pourrait représenter l'après, quand nous serons partis dans l'autre monde, assis à cette même table. Alors, le Christ serait au milieu de nous, avec nous, et plus personne n'aurait de préséance sur les autres."
Il aime aussi énormément l'illustration plus profane d'un moulin à grains du 12e siècle, "où l'on voit tout : la meule, le fleuve qui fait tourner la roue, le blé moulu…" Selon lui, les artisans actuels, qui reconstruisent à l'ancienne, depuis des décennies, le château fort de Guédelon, "se sont inspirés de cette miniature du 12e siècle" pour reconstituer son moulin.
Un métier d'une infinie richesse
Claude Ernenwein ignore le sens du mot "retraite". Il n'a pas trouvé de repreneur, et continue aussi longtemps qu'il le peut. Mais, surtout, impensable pour lui d'arrêter d'un jour à l'autre cette profession qu'il aime passionnément.
"J'ai un métier qui a tant de facettes, rappelle-t-il. Gérer la température du four et les cuissons. Emailler. Décorer. Créer des moules. Inventer. Faire des recherches… Et j'ai déjà testé beaucoup de choses. Selon moi il n'y a pas de limites. Il me faudrait une seconde vie, pour poursuivre tout ce que je n'ai pas réussi à faire."
Seule petite précision : mieux vaut lui téléphoner avant de venir dans sa boutique. Car il travaille désormais à son rythme, et ne s'astreint plus à des horaires d'ouverture réguliers.