Suicides à France Télécom : un ancien salarié raconte ses années de harcèlement dans l'Aube

Le procès de Didier Lombard et des anciens dirigeants de France Télécom s’est ouvert à Paris le 6 mai. Dix ans après une vague de suicides dans l’entreprise de télécommunications, un Aubois raconte comment il a basculé.

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Le 9 septembre 2009, Yonnel Dervin part au travail après une nuit blanche. Technicien sur le site de France Télécom à Troyes, l’Aubois est désemparé. Ce jour-là, une réunion difficile l’attend. Pour lui au sein de l’entreprise de télécommunications, la pression psychologique est devenue trop grande. Yonnel a pris une décision tragique : celle de se suicider devant ses collègues, devant son manager.


Un technicien bien dans son service

Yonnel Dervin a intégré l’entreprise de télécommunications dans l’Aube en 1979. Le jeune homme n’a alors que 18 ans. France Télécom n’existe pas encore en tant que telle. A cette époque en France, les télécommunications sont gérées par la direction des télécommunications : ce sont les fameux P&T. C’est aussi à cette époque qu’est créé le Minitel (1980). Le service public du téléphone français est l’un des plus performants au monde. Tous les employés ont alors le statut de fonctionnaire.
 

En 1988, la société prend le nom de France Télécom. L’entreprise bénéficie d’un monopole d’Etat sur tous les systèmes de communications. Yonnel y monte progressivement en compétence. Le technicien travaille sur des installations dites "complexes" en entreprise.

Ça se passait très bien. On était entouré de gens compétents pour faire tourner le service.

Quand il en parle, aujourd’hui encore, une certaine fierté transparaît.


La stratégie destructrice des managers

C’est à partir de 2008 que les tensions deviennent pesantes. L’Etat français a vendu France Télécom quatre années plus tôt. La marque Orange est née en 2005. L’entreprise publique est devenue privée : elle opère alors une mue radicale. "2009 a été l’année fatale", affirme Yonnel. De nouveaux profils de managers apparaissent.

Il y avait une pression constante, le sentiment qu’on voulait nous faire partir à tout prix, par n’importe quel moyen. (…) D’après moi, ces managers étaient là pour faire disjoncter les gens.

L’Aubois y voit une stratégie destructrice d’entreprise. Peu à peu, il lui devient difficile d’organiser vie professionnelle et vie privée. Parfois, on le fait partir en dépannage très tardivement loin de Troyes. Les vexations, les interdits se multiplient : "On ne pouvait pas avoir de cafetière dans le service pour boire un café le matin." Les contrôles de véhicule censés se dérouler une fois par an s’intensifient, "un prétexte pour nous surveiller".

"On était devenu des marionnettes que l’on essayait de faire danser dans tous les sens jusqu’à ce qu’elles se cassent. Ça vous détruit petit à petit, jusqu’au jour où vous ne supportez plus rien." Pour Yonnel, l’avenir se bouche. La souffrance s’installe… jusqu’au jour où un collègue se suicide.


Le suicide d'un collègue fait tout basculer

Ce collègue travaille à Troyes dans un autre service. L’homme appelle une salariée de France Télécom. Il lui annonce son intention de se tuer et se jette aussitôt sous un train. C'est l'effroi. Sur le site aubois, le choc est évidemment terrible. Les circonstances qui suivent le sont tout autant : 

Le gars a pété les plombs. Quand ça s’est passé, les services de France Télécom étaient en effervescence. Ils nous envoyaient sur les chantiers à vitesse grand V pour éviter qu’on en parle. On nous interdisait d’en parler.  

L’incompréhension est générale. Une certaine forme de violence prend le pas sur les relations humaines. Yonnel n’apprécie guère son manager qui le lui rend bien… jusqu’à ce mois de septembre 2009.

Le 8 septembre, le supérieur de Yonnel le convoque pour lui annoncer son changement de service. "Il me dit que mes compétences sont arrivées à échéance. Il me rétrograde au service des lignes chez les particuliers". Cette annonce pétrifie l’Aubois de 48 ans alors : "Ma vie s’arrête là. Ma vie professionnelle s’arrête là". La nuit suivante, il ne dort pas. Une réunion est programmée le lendemain : son manager doit y annoncer la nouvelle organisation.

La seule solution que j’ai trouvée, c’était de disparaître. C’était la bascule complète, le vide total. Vous n’êtes plus qu’un robot.

Yonnel programme alors sa mort. Froidement. "C’est assez simple. Votre trajectoire est droite", analyse-t-il avec le recul. Le matin du 9 septembre 2009, il quitte son domicile avec un couteau dans la poche. Tout est organisé. Il sait qu’il va aller jusqu’au bout. A la réunion, il commence par préciser qu’il est contre la décision de son supérieur. Il prend quelques secondes pour préparer ses collègues, leur expliquer que la suite ne va pas être facile pour eux. Il sort son couteau et se le plante vivement dans le ventre.

Je suis tombé. Autour de moi, c’était le branle-bas de combat. Les collègues de mon service étaient autour de moi. Ils sont restés jusqu’à l’arrivée des secours. Moi, je n’étais plus là.


Témoigner pour se reconstruire

Yonnel voulait quitter ce monde. Il survivra à ses blessures. Des années très difficiles suivent. Psychologues, psychiatres… il entame alors un parcours de reconstruction. "Il n’y a pas une semaine sans que tout cela ne revienne." Pourquoi témoigner alors ? "La médiatisation m’a aidé. Ça a été un exutoire. Ça a été ma force, mon pilier." Il publie même un livre sur son histoire, Ils m’ont détruit aux éditions Michel-Lafon.
 

Cette médiatisation lui permet d’abord de comprendre qu’il n’est pas le seul à avoir sombré. En 2008 et 2009, beaucoup d'autres salariés de France Télécom se sont donné la mort ou ont tenté de se suicider. 

Je témoigne pour que l’on comprenne cette vérité générale sur le monde du travail, cette volonté d’abattre les gens jusqu’à ce qu’ils craquent.

Yonnel raconte son histoire aux médias français, étrangers aussi parfois. Il s’est rendu en Italie, en Suisse. Il a même reçu des journalistes d’Amérique du Sud qui voulaient éclairer un phénomène similaire dans leur pays. Pour autant, Yonnel vit assez mal l’ouverture du procès. "La situation est un peu spéciale", confie-t-il. Comme une centaine d’autres personnes, il s’est porté partie civile, mais tout cela est très "perturbant" pour lui. "Il y a beaucoup d’inconnus… On verra". 

L’Aubois est aujourd’hui âgé de 58 ans. Il vit une existence sereine à Crancey dans l’Aube. Son ancien responsable a quitté France Télécom après la tentative de suicide. Entre les lignes, on comprend que Yonnel n’a pas encore pardonné.

Quarante ans après ses premiers pas dans l’entreprise de télécommunications, il a conscience que France Télécom est étroitement liée à sa vie. Pour autant, il assure ne rien attendre personnellement de ce procès : "Je veux simplement que la vérité soit faite", dit-il calmement. Cette vérité que l’on n’entend qu’à "mi-mot" selon lui. 

Dans ce procès, il faut surtout parler de ceux qui sont partis. Je ne veux pas qu’on s’apitoie sur mon sort. Je m’en suis sorti. Aujourd’hui, je suis vivant. Il faut passer à autre chose.

 

Un procès pour harcèlement moral
Dix ans après la vague de suicides, le procès des anciens dirigeants de France Telecom, dont l’ancien patron Didier Lombard, commence ce lundi 6 mai 2019. Il est prévu jusqu’au 12 juillet. L'audience se déroule devant le tribunal correctionnel de Paris. C'est la première fois qu'une entreprise du CAC 40 est jugée pour "harcèlement moral".
Au-delà des suicides et des nombreuses tentatives de suicide, le tribunal s'intéressera au fonctionnement de France Télécom entre 2007 et 2010. C'est le dossier "d'un harcèlement moral organisé à l'échelle d'une entreprise par ses dirigeants", résument les juges d'instruction dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, consultée par l'AFP.
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