Des Stolpersteine, les pavés de la mémoire ont été scellés dans le sol de la ville de Gries, pour la famille Meckes, Yéniches habitant dans une roulotte. Expulsés d'Alsace par les nazis, ils ont ensuite été arrêtés par le régime de Vichy et sont morts dans des camps français.
Quatre pavés en laiton brillant sont maintenant scellés sur la place principale de Gries, juste en face de l'école. Quatre pavés de la mémoire pour se souvenir de la famille Meckes, Yéniches déportés par les miliciens du régime de Vichy.
Quatre Stolpersteine qui rappellent la mémoire de Frédéric, le patriarche, et de Catherine, Pierre et Henri, ses trois enfants. Les Yéniches, comme les autres peuples nomades étaient considérés dans les années 1930 comme asociaux et indésirables par les nazis.
L'idée des Stolpersteine, depuis le début des poses faites par l'artiste Gunter Demnig, c'est de ramener les déportés chez eux, là où ils habitaient avant l'irruption des policiers et des lois raciales nazies. Il y a désormais plus de 96.000 pavés de la mémoire dans toute l'Europe, c'est le plus grand mémorial à ciel ouvert pour les victimes du nazisme.
Les Meckes habitaient à Gries, et ils bougeaient souvent avec leur roulotte, difficile de savoir où était leur dernier domicile.
La mairie a donc décidé de déposer les pavés en leur mémoire au centre du village, devant l'école, pour que les prochaines générations d'enfants trébuchent (c'est le sens, en allemand, de "stolpern") sur ces pavés, et se souviennent que l'horreur a aussi eu lieu ici, dans leur village.
Une famille yéniche
Le 4 juin 1940, les Meckes sont expulsé avec 76 autres nomades d'Alsace vers l’Indre. L'Alsace est occupée par les Allemands et doit devenir "Jude rein" (sans les Juifs ni les nomades).
Appliquant les lois raciales nazies, les préfets français arrêtent les Juifs et les livrent aux Allemands. Les Tsiganes et les Yéniches sont à leur tour arrêtés, et parqués dans des camps français, en attendant un éventuel convoi vers l'Est (comme lors du convoi Z (Zigeuner, tsiganes) du 15 janvier 1944).
Les Meckes sont d'abord internés le 12 avril 1941 au camp d’Argelès (Pyrénées-Orientales), là Henri arrive à s'évader. Les trois autres sont transférés au camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales). C'est là que le patriarche, Frédéric Meckes meurt, le 23 décembre 1941, à 69 ans.
Ils sont encore transférés, au camp de Barcarès. Les conditions de vie dans ces camps sont très dures, les déportés manquent de tout, de nourriture, de soins. Les maladies prolifèrent. Les plus fragiles meurent les premiers.
De camp en camp, la famille Meckes est décimée. Catherine meurt à Barcarès (Pyrénées-Orientales). Pierre, le dernier survivant est libéré du camp de Saliers (Bouches-du-Rhône), il meurt cinq jours après sa libération, trop faible et malade pour survivre.
Des déportés français, arrêtés par des français, assassinés dans des camps français
Christophe Woehrle, président de Stolpersteine France, a aidé l'arrière-petit fils de Henri Meckes à la pose de ces quatre pavés. Pour lui, ce qui est marquant dans l'histoire de cette famille yéniche, c'est qu'il s'agit de la première pose en France de pavés pour des déportés morts dans des camps français.
Lors de la petite cérémonie, il rappelle que "la persécution n'a pas eu lieu qu'à Auschwitz, elle s'est aussi passée sur le territoire français".
Henri Meckes, jeune Yéniche, est à l'origine de cette pose de pavés de la mémoire. "J'ai fait des recherches généalogiques, je suis allé aux Archives départementales. Et là j'ai découvert que mon arrière-arrière-grand-père, Frédéric Meckes, était mort dans le camp de Barcarès. J'ai été très étonné, je ne le savais pas, personne dans la famille ne le savait. Nous ne parlons pas du passé, c'est comme ça chez nous."
Un hommage familial très discret
Mais Henri veut aller plus loin, il entreprend alors toutes les démarches, et demande l'autorisation à la mairie de Gries, de faire une pose de Stolpersteine.
Samedi 6 mai 2023, il fait passer les pavés entre les mains des enfants Meckes, quatre petits descendants des déportés, tous ont en commun un ancêtre : Frédéric Meckes.
A un moment, il pose sur chaque enfant sa main. Puis accroupi, il guide la main du plus petit : ensemble ils effleurent l'un des pavés, puis il dirige la main du petit vers son coeur. Un geste très discret, à l'image de cette famille, restée en retrait de la cérémonie, par pudeur et aussi un peu de gêne.
Les plus jeunes membres de la famille se sont déplacés, heureux d'honorer la mémoire de leurs ancêtres. "Pour moi, c'est un honneur de rendre hommage à mes ancêtres qui ont été déportés pendant la Seconde guerre mondiale", explique Henri Meckes. "Et aussi à ma communauté yéniche qui a souffert des pires atrocités".
"Modele gimberle lori" est une chanson yéniche des années 1935-40 qui met en garde les enfants yéniches : apprenez à vous cacher des soldats avec leurs chiens, ils vont venir vous prendre et vous séparer de vos parents.
Mano Trapp, chanteur yéniche
Pour accompagner la pose de ces pavés, les enfants de l'école primaire de Gries ont été associés et on peint des petites pierres, qu'ils déposent autour des pavés. Mano Trapp, chanteur yéniche chante plusieurs chansons, dont une qui a été écrite dans les années 1930.
Mano Trapp traduit les paroles d'une de ses chansons en yéniche : "ça parle d'apprendre aux enfants à bien se cacher des soldats avec des chiens, qui veulent emporter les enfants et les séparer de leurs parents, c'est un chant très émouvant, que beaucoup de Yéniches connaissent". Le yéniche est une langue très proche du yiddisch et de l'alsacien.
Avant la Seconde guerre mondiale, "tous vivaient à Gries et tous se comprenaient", rappelle Christophe Woehrle. Juifs et Yéniches vivaient en Alsace depuis des siècles. Le régime nazi, aidé de celui de Vichy a décidé qui avait le droit de vivre, et qui devait disparaître.
Les trois Yéniches morts en déportations ont reçus, comme tous les autres déportés, à titre posthume, la mention "morts pour la France". Un représentant du souvenir français s'est déplacé et a baissé son drapeau pour une minute de silence.
Grâce à ces pavés, la mémoire des Meckes reste maintenant gravée dans le sol de la commune de Gries et ne disparaîtra pas.