IMMERSION. Une journée à la salle de consommation à moindre risque de Strasbourg, "cet endroit m'a sauvé la vie"

Ouverte en novembre 2016, la salle de consommation à moindre risque de Strasbourg, "salle de shoot", accueille chaque jour une cinquantaine de personnes. Ici, à l'abri des regards et du jugement, ces usagers de drogues dures peuvent consommer dans des conditions plus sûres pour eux et pour les autres. Un havre de paix, parfois vital, pour ces rescapés de la vie.

C'est un endroit dérobé aux regards, en plein cœur de l'hôpital civil de Strasbourg. Un pavillon blanc, posé sur un parking, entouré de verdure. Pour le trouver, il faut être attentif et ne pas forcément se fier à son téléphone. Ma balise ? Un navire, l'Argos, emblème de la salle de consommation à moindre risque, que je finirai par trouver échoué sur une plaque discrète.

Arrivée au seuil, j'imagine que ce bateau mythique symbolise les voyages immobiles qui ont lieu derrière ces murs. Des voyages intérieurs, tempétueux, dont on fait en sorte ici qu'ils ne tournent pas au naufrage. Je sonne.

824 personnes en 2023

C'est Nicolas Ducournau, chef de service à Argos, qui vient m'ouvrir. Je le sens un peu stressé, il veut tout m'expliquer, dans le moindre détail. Il est bien placé pour savoir que les clichés ont la peau dure et qu'une information mal comprise peut entacher le travail de titan qu'ils accomplissent à Argos. D'autant que le climat politique, sécuritaire et prohibitif, n'est pas favorable au développement de ces lieux, encore expérimentaux, pourtant si salutaires. Nous y reviendrons. 

Ils sont une vingtaine de salariés à travailler dans cette structure. Éducateurs spécialisés, infirmières, salariés de l'association Ithaque, qui gère la salle de shoot. Un médecin, un psychiatre et un psychologue y assurent des permanences, gratuites. Nicolas me reprend tout de suite. On ne dit pas salle de shoot, on ne dit plus non plus SCMR (salle de consommation à moindre risque) mais Haltes Soins Addictions (HSA).

Notre philosophie, c'est d'apaiser, de responsabiliser, et d'assurer la sécurité de tous

Nicolas Ducournau, chef de service Argos

Derrière ces périphrases et acronymes, une réalité toute simple. Argos est un lieu d'accueil, un refuge pour les toxicomanes, malmenés par ailleurs. "Notre philosophie, c'est d'apaiser, de responsabiliser, et d'assurer la sécurité de tous. Nous sommes dans une politique de réduction des risques et des dommages afférents à la situation des usagers de drogues. Nous ne sommes pas forcément dans une optique de sevrage. Nous faisons en sorte que ces personnes, en grande détresse, souvent à la rue, se sentent ici en sécurité, comme dans une bulle. Un moment de répit dans une ambiance sereine. Ils sont dans une démarche volontariste de prendre soin d'eux, il nous faut les accompagner au mieux dans cette démarche."

En 2023, 824 personnes se sont rendues à l'Argos, 2003 depuis son ouverture en 2016. Les chiffres sont en constante augmentation. La moyenne d'âge des usagers est de 41 ans, relativement jeune, et 65% d'entre eux vivent en hébergement précaire, voir à la rue. Tous consomment depuis longtemps. Je verrai un peu plus tard que la vie ne leur a pas fait de cadeau et que parfois même, elle s'est acharnée. On ne se drogue pas par plaisir, mais pour s'oublier. Derrière ces chiffres, oui, il y a de sales histoires, des visages. Qui se pressent derrière la vitre. Il est 13h, l'heure d'ouvrir les portes.

Le vigile devenu phare

Ils sont déjà nombreux à attendre. Tous se dirigent directement vers le guichet. Derrière, grand gaillard au regard tendre, les attend Abderrazak Chouikha, dit "Razak", agent de médiation.

Il leur rappelle les règles de fonctionnement, peu nombreuses ici, mais capitales pour le bien vivre ensemble. Ne pas dealer ni s'échanger de produits, pas d'alcool ni de cannabis, aucune forme de violences. Attendre 30 minutes entre chaque passage en salle de consommation. C'est tout.

Je les connais toutes, ce sont des personnes cabossées, des hommes et des femmes à ne pas sous-estimer pour autant. Ils souffrent, c'est tout.

"Razak" agent de médiation, Argos

Cet ancien agent de sécurité a surveillé pendant dix ans supermarché et boîte de nuit. Le voilà désormais confident, jardinier, coiffeur, bricoleur, guide, et, de son aveu même, plus humain. Le vigile est devenu phare de l'Argos. "Le premier jour, en 2017, j'avoue que ce n'était pas évident. Je voyais ces personnes comme je les voyais quand je travaillais au supermarché. Avec des préjugés. Maintenant, je les connais toutes, ce sont des personnes cabossées, des hommes et des femmes à ne pas sous-estimer pour autant. Ils souffrent, c'est tout."

Et Razak de confier, les yeux posés sur ses fantômes. "Maintenant, tu sais ce que c'est le plus difficile ? C'est de les voir disparaître. Depuis que je travaille, une dizaine de ces personnes sont mortes. Pas forcément d'overdose, mais elles sont dans un tel état de santé, si vulnérables, si fragiles, ça me fait mal au cœur. Des liens se tissent forcément."

Razak sort encore les gros bras, ça arrive, pas souvent. "Grâce à la confiance qu'on a créée, les situations de tensions sont vite apaisées". Le sourire revient. 

Cocaïne, Fentanyl, Héroïne

Un homme se présente devant lui. C'est Frédéric, il est nerveux, parle vite. Ses yeux bougent dans tous les sens. Un sourire à tomber. "Ça fait un moment que je ne suis pas venu, mais je suis dans vos registres" Il donne son identifiant, un code, ici tout est anonymisé. "C'est bon, tu peux y aller".

Frédéric se rend alors au deuxième guichet, devant l'entrée de la salle de consommation, portes fermées. Il présente sa dose. De la cocaïne." Je me drogue quand je ne travaille pas, je sais pas bien pourquoi, peut-être parce que je pense trop. Là comme je suis intérim, ben forcément". Frédéric semble s'excuser. Il n'y a pas lieu. Greg, l'éducateur spécialisé, lui tend une petite étiquette, un dessin de seringue.

Muni de son sésame, le jeune homme entre dans la salle. Là, il le présente à Fanny, infirmière, qui lui délivre une seringue, un filtre, une cuillère, une fiole d'eau, stérilisés et sous vide. "Ici, je suis dans mon coin, tranquille, c'est mieux que dans ma voiture. Je deviens vite paranoïaque après une prise, alors la voiture, c'est dangereux et en plus, j'ai déjà perdu le permis trois fois." Il s'assoit à un box. Prépare son matériel, s'injecte." C'est vite fait, une minute. Maintenant, je vais me poser et attendre de redescendre un peu."

La cocaïne représente 45% des produits consommés en 2023 dans cette salle. Vient ensuite le Durogesic (Fentanyl) qui, depuis son apparition à Strasbourg il y a deux ans, connaît une croissance fulgurante (30% des produits consommés) "Ce sont des patchs antidouleurs très puissants que les usagers détournent sous-forme injectable. Cette drogue, semble-t-il, ne concerne pour l'heure que Strasbourg. Une particularité..." précise Nicolas Ducournau.

Tout le temps de l'opération, Fanny, derrière son poste, veille. Un gros bouton rouge derrière elle. En cas d'overdose. "Depuis septembre, c'est arrivé une fois par mois." La proximité des urgences est en ce sens très précieux. "On y va avec eux, on y reste jusqu'à leur prise en charge, on leur rend visite. Ils n'ont souvent que nous." 

Sécurité

Dans un coin de la salle, une jeune femme, sweat ample, lunettes, sort la tête de son box. On dirait une tortue. Chloé a envie de parler. C'est aussi pour cela qu'elle vient à Argos. "Moi, je n'aime pas consommer seule. Quand je consomme, je parle. C'est comme si d'un coup, j'avais moins d'a priori, moins de jugements. Parler seule tout de suite, c'est moins intéressant." 

Chloé consomme de la cocaïne deux fois par semaine. Victime de violences intrafamiliales, elle est hébergée en foyer où la drogue est interdite. "Ici c'est bien, c'est sécurisé, je me suis mise dans de sales draps parfois, tu sais. Ils sont sympas, ils m'aident. Parfois, c'est bizarre, il faut que je travaille là-dessus, je me demande si ces lieux ne sont pas une incitation, tu vois. Et puis je me dis, ben, je me droguerai de toute façon. Je le fais bien depuis six ans." 

Greg la rassure. "Une étude de l'Inserm prouve que l'implantation de ce type de salle ne fait pas augmenter la consommation de drogue, mais réduit significativement les risques." Chloé dodeline de la tête, se cache sous sa capuche et s'injecte. 

D'après cette étude de 2021,la probabilité d'avoir une pratique d'injection risquée, susceptible de transmettre le VIH ou l'hépatite C, est 10% inférieure pour les usagers des salles, par rapport aux toxicomanes qui n'y ont pas accès. La probabilité de faire une overdose est également réduite (-2%), et le risque de s'injecter le produit en extérieur (-15%) et de finir aux urgences (-24%) baisse aussi de manière significative.

Miel Pops

Je les laisse tranquilles et me rends au réfectoire. Une grande table de bois entourée de chaises de couleurs. Derrière le bar, Stéphanie, infirmière, prépare une tarte à la rhubarbe grâce aux dons de la banque alimentaire. 

Devant elle, Corinne, a le nez dans un bol de Miel Pops. Ses yeux, d'un bleu acier, saisissants, fixent un horizon invisible. Des gouttes de lait ruissellent de son menton. Corinne est dans son univers, impénétrable. "Vous voulez quoi ? Des questions ? Oui d'accord ? Tu me passes une serviette d'abord."

Moi, je suis là tous les jours, je prends mes doses, je me douche, je mange. Je ne me sens plus seule

Corinne

La voilà qui revient. "Moi, je suis là tous les jours, je prends mes doses, je me douche, je mange. Je ne me sens plus seule. Razak s'occupe bien de moi. Stéphanie et Fanny m'aident à me piquer, à trouver les veines, à guider ma main, des fois j'y arrive pas. Elles m'aident pour la douche aussi, j'ai trop mal. Elles sont gentilles. Je suis un peu la chouchou, je le sais."

Corinne est "tombée dans la coco" à 36 ans, elle en a aujourd'hui 44. Elle en parait 20 de plus. "À la mort de ma maman, j'ai fait une grosse dépression, j'ai commencé comme ça, je n'arrive plus à m'arrêter, c'est trop dur." J'ignore si c'est de remuer toute cette souffrance, mais Corinne sort d'une boîte bleue des billets froissés et des petites boulettes de papier. 

Razak lui prend le bras doucement. " Tu sais bien qu'on n'a pas le droit de sortir ses produits ici, tu dois attendre d'être en salle." Corinne acquiesce, se lève doucement. Et se dirige pour la seconde fois vers la salle de consommation. 

C'est quoi la Kétamine ?

Je sors prendre l'air. Dans le jardin, sous la tonnelle, ils sont cinq à fumer en refaisant le monde. Un monde tout biscornu. Je sors une cigarette, chacun ses addictions.

Mimidou, c'est mignon, c'est le pseudo qu'il a choisi, est accro au crack, de la cocaïne sous forme de cristaux que l'on peut fumer. Il vit "plus ou moins" à la rue depuis son divorce et la perte de son emploi. Parcours somme toute assez classique ici. Siphon dont on émerge difficilement. " La sale vie quoi. Je viens ici je discute, c'est un espace de convivialité. Eux là, je les connais depuis sept ans, on est une famille toute cassée. On connaît nos histoires terribles, lui là, tu vois, son parcours il est encore trois degrés au-dessus".

Je me retourne vers un trentenaire, casquette vissée sur la tête. Lui qui souriait de toutes les dents qu'il n'a plus, s'arrête, figé. "Ouais" Il n'en dira pas plus. Il ne le souhaite pas. "C'est dur c'est tout". Mimidou comble ce silence devenu soudain lourd. "Tant que le moral est bon"

Venir ici, c'est porter une pancarte dans le dos avec écrit drogué. Mais me voilà, je suis ici, mieux, j'habite ici, en haut.

Mary Poppins

Mary Poppin ne peut que confirmer. "Hé c'est quoi la Kétamine ?" La quinquagénaire, cheveux électriques et pantoufles au pied, bafouille un peu, les yeux dans le vague. "Ben c'est un anesthésiant pour les chevaux" explique Mimidou. Elle s'esclaffe "Ha ben c'est pour ça, punaise je suis plus là les gars." Suffisamment tout de même pour me raconter avec fougue et dans le désordre, son parcours chaotique, fait de deuils, de dépressions, de violences, de black-out, de cures de désintox et de drogues.

"Tu sais au début je ne voulais pas venir ici. Venir ici, c'est porter une pancarte dans le dos avec écrit drogué. Mais me voilà, je suis ici, mieux, j'habite ici, en haut. L'association Ithaque m'a convaincue. Mimidou a raison, j'ai trouvé une famille. Toi, et toi, et toi..." Elle agite sa longue main autour de la table, on entend les mouches voler.

Argos dispose depuis 2021, d'une vingtaine de places d'hébergement pour les personnes en grande précarité, usagers de l'espace de consommation. Elles bénéficient d'un accompagnement dans la vie quotidienne, dans les soins et vers un logement décent. "Ils m'ont sortie de la rue. Là je me retape mais ensuite je veux mon propre appartement." 

Combat

Il est bientôt l'heure de quitter les lieux. Corinne retourne pour la troisième fois dans l'espace de consommation, Chloé est, elle aussi, revenue. Mimidou derrière la vitre de l'espace fumeurs allume sa pipe à crack. Ainsi vont les journées à Argos. Ainsi voguent, à grand-peine, les galères.

Avant de partir, une question m'assaille. Pourquoi ces lieux, de vie et de survie, sont-ils encore si rares en France ? Il n'en existe que deux. Ici, à Strasbourg, et une autre à Paris. Tous les projets de haltes soins addictions ont été, ailleurs, avortés. Lille, Bordeaux et récemment Marseille. 

"Le discours est purement sécuritaire, coercitif, politique et électoraliste. Je soupçonne Emmanuel Macron d'avoir bloqué la salle de Marseille. Tout était prêt : les locaux, le financement... Nous sommes dans une situation totalement inégalitaire et antidémocratique entre des usagers, comme ici, qui peuvent bénéficier de conditions sûres et d'une réelle réduction des risques et des dommages, et tous les autres. Or, tout le monde sait que, concernant les addictions, la seule politique qui fonctionne est cette dernière" vitupère Alexandre Feltz, médecin généraliste et adjoint à la ville chargé de la santé publique.

J'ai la tête dans les nuages qui s'amassent au-dessus de ma tête. Il va pleuvoir. Je ne vois pas l'homme qui s'approche. Il est pourtant grand."Je m'appelle Eric, ici tu sais, je voulais te dire, ils m'ont bien plus qu'aidé, ils m'ont sauvé la vie. J’ai presque gagné le combat, je suis revenu dans le game." Son regard noisette pétille tandis que, sous son collier de barbe, un sourire s'esquisse. Promesse d'avenir, édentée.

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