Journées du patrimoine - A Strasbourg, visite des oubliées de l'Histoire : les femmes

Les journées du patrimoine c'est bien, on apprend ou on révise les classiques de la grande Histoire. Celle surtout écrite par et pour les hommes. Cette année, j'ai décidé de changer d'optique sans pour autant voir la vie en rose. J'ai suivi une visite du matrimoine et j'en suis ressortie... grandie.

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Cela faisait longtemps que cette idée me trottait dans la tête. Un peu trop. Partir sur les pas des grandes femmes alsaciennes. Faire un bout de chemin avec elles dans Strasbourg. Ce dimanche, l'occasion était trop belle, le ciel trop bleu. J'ai pris mon vélo, ouvert grand mes oreilles. J'ai participé à une visite du matrimoine. Oui du matrimoine.


Notre héritage, notre matrimoine


Rendez-vous est donné à 10h, place de République, sous les drapeaux. Les drapeaux blancs. Ceux de l'association Osez le féminisme 67 qui organise la visite. Le ton est donné. Il y a une trentaine de personnes déjà. Des femmes beaucoup. Trois ou quatre hommes tout de même. La parité, ce ne sera pas pour aujourd'hui.
 
Un homme est assis sur les marches en mauvaise posture. Il porte une petite enceinte à bout de doigts et baisse la tête, piteusement. Nous nous lançons des regards circonspects. Ma voisine me lance "Bon j'espère que ce ne sera pas trop militant hein parce que des fois les féministes, elles vont trop loin, et elles desservent la cause .."

Les clichés ont la peau dure. Il y a des hommes dévoués voilà tout. Qui s'agenouillent pour porter une enceinte, pour porter haut la voix d'une femme. Ca existe. Tout comme les féministes non enragées. La suite me donnera raison. "Nous sommes ici pour rendre visibles les femmes remarquables de Strasbourg et d'Alsace, celles qui ont fait l'Histoire, pour redécouvrir notre matrimoine." Matrimoine, un mot étrange. Il écorche mes oreilles et ça me dérange. Pourtant il ne devrait pas. Matrimoine n'est pas un gros mot. Il n'est même pas un néologisme, il existe depuis le Moyen-Age où il désignait "les biens de la mère".  
 
 Mais l'Histoire écrite par les hommes a fait des ratures, des béances sur les pages.  Au fil des siècles, les "biens de la mère" deviennent "biens de l'épouse" puis "biens du couple" avant de disparaître tout bonnement de la langue française au XVIIIe siècle. Tout un symbole. Première leçon. 

 
Un matrimoine invisible 

 
Deuxième leçon. Le matrimoine est quasi invisible. Comme les mots, les hommes ont fait disparaitre les images, les noms des femmes. A Strasbourg, seulement 5% des rues portent un nom de femme célèbre. Une seule sculpture dans toute la ville représente une femme ayant existé. Les nymphes aux petits seins, les allégories dévêtues ne comptent évidemment pas. Clichés.

Une dame prend la parole. Elle est déjà indignée. Sonya Dietsch a été adjointe à Fegersheim, c'est un dossier qu'elle ne connaît que trop. "Si vous saviez comme je me suis battue pour obtenir qu'un tout petit square puisse porter le nom d'Olympe de Gouges ou encore cette impasse de rien du tout Berthe Morisot". Elle me glissera à l'oreille, adoucie : "Quand je vois toutes ces femmes brillantes, restées dans l'ombre, placardisées, ça me révolte, je n'y peux rien."  
 

Si vous saviez comme je me suis battue pour obtenir qu'un tout petit square puisse porter le nom d'Olympe de Gouges

Sonya Dietsch



C'est justement pour réhabiliter les femmes, alsaciennes en l'occurrence, que ces visites ont lieu. Pour leur donner, le temps d'une visite, puisque nous en sommes là, une visibilité. Mieux un éclairage. Durant une heure et demie, nous partirons à la rencontre de cinq d'entre elles. Plus ou moins anonymes. Mortes brûlées, noyées ou de leur belle mort. Toutes exceptionnelles. 
  

Nous aurons pour guide dans ce voyage du côté obscur de l'histoire, Mademoiselle Sauvage. Son nom est en soi une promesse. Tatouée, jean troué, gros mots et larmes aux bords des yeux. "Quand Osez le féminisme m'a proposé d'animer ces visites j'ai accepté avec grand plaisir. Je suis une femme donc je suis féministe même si le mot est un peu galvaudé. Cela fait partie de mon ADN, c'est dans ma chair. Ces femmes dont on parle, ce sont mes soeurs. En préparant cette visite, j'ai découvert leur histoire, y avait quelques noms que je connaissais mais ça n'allait pas plus loin. Elles m'ont mis des paillettes dans les yeux. C'est beau. J'ai l'impression aujourd'hui d'être un petit maillon de cette transmission mémorielle." Célia, c'est son vrai nom, est émue. Comme nous toutes. 
 

Herrade, Katia, Louise et ... nous 

 
Voir l'invisible, tel est donc le défi de cette matinée. La seule que nous verrons durant notre pèlerinage aux sources est Herrade de Landsberg, abbesse, poétesse, philosophe, enlumineuse et autrice de l'encyclopédie Hortus déliciarum. Génie de son temps, son profil trône sur la façade de la BNU. La façade côté boulevard. Faut quand même pas pousser. "Je passe devant tous les jours à vélo et je ne l'avais jamais vue. Aujourd'hui, j'ai l'impression de rattraper tous ces rendez-vous manqués" me confie Lucille, 28 ans. 
 

Viennent ensuite Adelaïde Hautval, médecin déportée à Auschwitz pour avoir aider des juifs et Louise Scheppler, inventrice de l'école maternelle au XVIIIe siècle, qui prônait la pratique du tricot pour les garçons et les filles. Restée éternellement dans l'ombre du fameux pasteur Oberlin, dévouée jusqu'à sa mort, elle sera oubliée. "Trop bonne, trop conne" résume notre guide. Décidément, je l'aime bien.
 
Des femmes d'exception oubliées, évincées ou accolées. Comme Katia Krafft. Vulcanologue née à Soultz, inventrice du chromatographe de terrain, tuée à 49 par des nuées ardentes sur le mont Unzen au Japon, elle sera liée à jamais au destin de son compagnon. Indissociable par-delà la mort. C'est beau et cruel.  "Il y a deux établissements qui portent le nom des époux Krafft en Alsace" lance une dame à la volée. "Bon c'est toujours Maurice et Katia Krafft, Katia en second mais c'est déjà ça non ?" Sourires dans l'assistance. On est plus à ça près hein.
 

Nous finirons notre promenade rééducative sur les quais. Célia évoque le fabuleux destin de Catherine Hubscher, cantinière de Altenbach qui épousera un maréchal d'Empire. Ses manières de roturières, son rire tonitruant la rendront célèbre ainsi que ses joutes avec Talleyrand. Madame sans gêne, son sobriquet, passera, lui, à la postérité dans une pièce de théâtre éponyme de 1893.  
 

Le plus souvent dans l'histoire, "anonyme" était une femme.

Virginia Woolf, autrice



"Vous savez" résume Christelle Wieder, adjointe aux droits des femmes et longtemps militante à Osez le féminisme, "L'histoire a été écrite ou plutôt réécrite par les hommes qui ont inventé de toute pièce ce qui les arrangeait comme le gynécée par exemple ou simplement oublié de dire que les combattants Vikings étaient aussi des femmes. C'est prouvé maintenant. Les hommes écrivent l'Histoire et les femmes la font. Aussi. Comme disait Virginia Woolf : le plus souvent dans l'histoire, anonyme était une femme."


Les sorcières

Pont du Corbeau : c'est ici que notre histoire se termine. Ici que les femmes étaient jetées à l'eau dans des sacs. "Si elles s'en sortaient, on les brûlait : c'était des sorcières. Si elles mouraient, elles étaient innocentes et donc bon ben pas grave elles iraient au paradis." conclue Célia. Du XVe au XVIIIe siècle, plus de 6000 exécutions pour sorcellerie ont eu lieu en Alsace. 90% de femmes. Par des cours civiles pour la plupart. Guérisseuses, grandes gueules, célibataires, femmes un peu trop émancipées. Le grand carnage. "Pour semer la peur, créer la docilité des femmes ..."
 

L'invisibilité, l'oppression. La disparition, l'annihilation. Les deux sont intimement liés. Tout est une question de pouvoir. Et le pouvoir, ce sont les hommes qui l'ont eu longtemps. Qui l'ont encore. Les violences conjugales, les inégalités salariales, la sous-représentativité des femmes aux postes de gouvernance, de cadres, la charge mentale ... L'Histoire se répète. Ou plutôt, du coup, le mythe.

Mais l'espace d'un instant, aux côtés de ces femmes brillantes et courageuses, accompagnée de celles qui m'entourent et qui doivent l'être à leur mesure, j'ai l'impression de faire partie d'une communauté de destins. Grandie. Portée par un héritage flamboyant. C'est peut-être ça le féminisme. 

 
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