À 78 ans, c'est la première fois que Danièle Cammas s'exprime sur son père. Oscar Heisserer. Sept fois capitaine de l'équipe de France, le joueur, considéré comme le Platini alsacien, a aussi été résistant. Un héros discret que Danièle me fait découvrir à travers des photos inédites et son regard d'enfant qu'elle redevient.
Danièle Cammas, née Heisserer, a le regard clair, presque translucide. Son père était, aussi, connu pour ses yeux hypnotiques. "Oui, je tiens ça de lui, je n'avais jamais fait le parallèle jusqu'à ce que je me replonge dans mes vieilles photos de mariage. Nous sommes côte à côte. Même profil. Même regard. C'est frappant."
Danièle est la dernière des trois filles d'Oscar Heisserer, née en 1946. "Papa aurait voulu un garçon, mais il est bien tombé, j'étais un vrai garçon manqué. Il a dit quand même à maman, bon là, on arrête. J’ai joué très vaguement et très mal au foot avec papa." Ses deux sœurs aînées décédées, la voilà désormais, elle, la "petite cadette", gardienne de la mémoire d'un monument aux épaules larges et aux crampons solides. "C'est important de faire vivre papa, je suis toujours étonnée qu'on n'en parle pas plus, qu'aucun stade à Strasbourg ne porte son nom."
L'histoire dans l'histoire
Danièle peut compter sur Anne Heintz, présidente du comité de Strasbourg-Ville du Souvenir français, pour exhumer et transmettre cette histoire incroyable à bien des égards. C'est d'ailleurs elle qui m'a mise sur la piste d'Oscar Heisserer et qui a retrouvé, non sans mal, sa cadette.
Le tableau est touchant. Devant un tas de photos jaunies, les deux septuagénaires évoquent leur rencontre ainsi que le grand homme. L'une avec ses souvenirs, l'autre avec sa rigueur archéologique. Émues, pareillement.
Je cherchais des portraits d'Alsaciens qui avaient marqué la région. Je suis tombée sur la photo d’un joueur de foot magnifique. J’ai eu un coup de foudre,
Anne Heintz
"Dans le cadre du 80ᵉ anniversaire de la Libération de Strasbourg, je cherchais des portraits d'Alsaciens qui avaient marqué la région. Je suis tombée sur la photo d’un joueur de football magnifique, avec de beaux yeux. J’ai eu un coup de foudre, je dois bien le dire, sur ce portrait et puis, par la suite, sur le parcours de cet homme." Anne met alors sa minutie et sa pugnacité au service de cette quête quasi amoureuse : retrouver la tombe d'Oscar ainsi que sa famille.
"Une fois que je me suis passionnée pour cette histoire, j’ai voulu savoir où était enterré ce joueur, en tant que présidente du comité, j’ai une mission mémorielle. J’ai téléphoné à la mairie de Schirrhein, son lieu de naissance. Ça a été tout un jeu de piste, en passant par un club de généalogie pour retrouver sa tombe. Il est au nouveau cimetière de Schiltigheim. J'ai fait un sacré circuit en pleine chaleur, j'ai failli abandonner, le gardien du cimetière m'a filé un coup de main. Il m'a dit mais c'est qui au juste ?"
Oscar Heisserer est enterré dans la tombe de ses beaux-parents, qu'il adorait. Danièle confirme, cette relation réciproque, d'admiration :"il ne faisait rien sans consulter papi." Anne poursuit. "Je suis remontée jusqu’à Danièle l'année dernière seulement, j’ai eu son numéro de fixe et j’ai appelé". Danièle opine. "Je me suis demandé qui était cette femme, ce qu'elle me voulait, mais finalement, j'ai apprécié sa démarche. Papa le mérite, c'était un géant, un géant discret."
Anne est encore tout intimidée. À l'ombre des arbres et du grand footballeur.
Le Platini alsacien
Né à Schirrhein en 1914, alors que l’Alsace était encore rattachée à l’empire allemand, Oscar Heisserer grandit dans la boucherie paternelle. Un père, haltérophile, qui le met au sport rapidement. Le voilà mordu de football, sport en plein essor à l'entre-deux-guerres. Son ascension est fulgurante. Deux fois champion d’Alsace en 1933 et 1934 avec le FC Bischwiller, il est repéré par le Racing Club de Strasbourg.
C'était un joueur qui avait un très grand physique, il était solide, il aurait pu être lutteur.
Alfred Wahl, historien
Il y devient joueur professionnel et commence à être sollicité par l'équipe de France. "C'était un joueur qui avait un très grand physique, il était solide, il aurait pu être lutteur. Il était aussi un très bon technicien. C'est rare" décrit Alfred Wahl, historien, spécialiste du sport, joint pour l'occasion. À 86 ans, ce dernier a vu jouer Oscar et l'a fréquenté au comptoir ou sur les gradins. "C'était un homme, disons, rugueux."
Oscar Heisserer passera quatre saisons à la Meinau en tant qu'inter-gauche. Il travaille à côté comme banquier, il y tient. La passivité n'est pas un de ses traits de caractère "ça non, il était tout le temps en mouvement". En 1935 le Racing Club de Strasbourg devient vice-champion de France. Un bel exploit.
Deux ans plus tard, le voilà embauché par le Racing Club de Paris pour une somme de 150.000 francs, le plus gros transfert de l'époque. Le club est prestigieux, tout comme son palmarès. Avec cette équipe, Oscar Heisserer remporte deux Coupes de France (1939-1940) et côtoie l'élite du foot français.
Sélectionné en équipe de France depuis 1936, il participe aussi, comme meneur, à la Coupe du Monde en 1938, à domicile. Le France-Brésil se déroulera à la Meinau, seul match de Coupe du Monde de l'histoire alsacienne. Les Bleus s'inclineront finalement en quart face à l'Italie, malgré son but à la 8e minute.
Une Coupe du monde qui sonne, déjà, le glas de la paix. L’Italie fasciste, tenante du titre, remporte cette édition. L’Autriche, elle, annexée par l’Allemagne, est forfait. Certains de ses joueurs sont incorporés dans l’équipe du Reich.
Fuite et résistance
Cette période, Danièle ne la connaissait que vaguement. "Il me restait beaucoup de zones d'ombre". Née en 1946, alors que l'Europe sort exsangue de la guerre et aspire à la joie, Danièle est symbole du renouveau. Et, ils sont nombreux, à l'instar d'Oscar, à refuser d'affronter les horreurs traversées. "Papa n'a jamais parlé de ce qui s’était passé pendant la guerre, ni à moi ni à mes sœurs."
Je n'en revenais pas, même si au fond, ça ne m'étonne pas de papa, une tête de mule.
Danièle Cammas Heisserer
Danièle a dû attendre plus de vingt ans pour glaner quelques bribes de ce passé douloureux. Douloureux et héroïque. "Un jour, on parlait de la Suisse et papa a manifesté, comme toujours, une aversion certaine. Mon ex-mari lui a demandé pourquoi. C'est là qu'il a raconté sa fuite en Suisse, le comportement vénal de ces derniers qui ne faisaient passer que ceux qui avaient de l'argent et livraient les autres aux nazis."
"À part ça, je ne savais rien du tout, simplement qu'il n'avait pas voulu travailler avec les Allemands". C'est Anne qui va lui raconter cet incroyable épisode. "Je n'en revenais pas, même si au fond, ça ne m'étonne pas de papa, une tête de mule." Voyez plutôt.
Quand la guerre est déclarée, Oscar Heisserer est mobilisé sur la ligne Maginot. En 1940, il est au front quand il apprend l'armistice et l'annexion de l'Alsace-Moselle. Démobilisé, il rentre chez lui.
Les choses y ont bien changé, à tous points de vue. "Les Allemands avaient supprimé le statut professionnel pour les joueurs français. Papa n’avait plus rien. Il cherchait quelque chose pour faire vivre sa famille." Il devient alors gérant d'un bar tabac et continue à jouer avec le Racing Club de Strasbourg, devenu Rassensport Club Straßburg. Si les initiales RCS demeurent, l’équipe joue désormais dans la ligue allemande. "Il passe de la D1, de l'élite du foot français et européen à des rencontres contre les clubs de la banlieue de Strasbourg ou de la région de Haguenau, il l'a très très mal vécu. C'était comme un affront, d'autant que les Allemands lui avaient interdit de retourner au RC Paris" explique Alfred Wahl.
Il y affronte notamment le Sportgemeinschaft SS Strassburg, rattaché à la SS, l’organisation paramilitaire et policière nazie. "Il se fera un honneur de ne jamais concéder un match contre cette équipe. Une équipe où des anciens du RCS ont été obligés de jouer, pour élever le niveau et faire briller le blason allemand, sous peine de représailles. Une position qu'on imagine très inconfortable. Fin 1940, le RCS joue un match au stade Tivoli, au Wacken, il y portera son mythique maillot bleu, un short blanc et des chaussettes...rouges. C'est très mal passé. Le Sportgauführer Herbert Kraft est devenu fou" précise Anne.
La magnanimité, dont faisaient preuve jusqu'à présent les nazis à l'égard d'Oscar, du fait de sa notoriété, s'émousse sérieusement. Bientôt, ils lui posent un ultimatum : intégrer à son tour le Sportgemeinschaft SS Strassburg, devenir entraîneur de l'équipe d'Allemagne ou être incorporé de force dans la Wehrmacht.
En 1943, papa, pour protéger maman qui était enceinte, organise un faux divorce et fait croire qu'il la quitte pour une danseuse espagnole.
Danièle Cammas Heisserer
Oscar Heisserer décide de fuir en 1943. "Là ça devient romanesque. Papa, pour protéger maman qui était enceinte de Francine, organise un faux divorce et fait croire qu'il la quitte pour une danseuse espagnole. Elle est allée porter plainte pour abandon de famille. Quand j'ai dit à maman que c'était une drôle d'idée, elle m'a répondu qu'il fallait bien trouver quelque chose. En tout cas, c'est passé de justesse, toute la famille a été interrogée quand papa est parti, les nazis voulaient les envoyer à Schirmeck. Plus tard, à la naissance de Francine, elle ira la déclarer comme étant la fille d'un officier allemand. "
Avec l'aide de son coéquipier du Racing, Léon Vuillard, il part, sous un nom d'emprunt, en Suisse. Il y intégrera un camp de travail, probablement agricole. "Les conditions ne devaient pas être trop dures, j'ai souvenir que papa parlait parfois de bières..." En 1944, épisode méconnu de notre histoire, la résistance française, via l'aumônier Keller, demande à la Suisse de briser sa neutralité en distribuant des questionnaires aux réfugiés politiques français. Seriez-vous prêt à vous battre pour libérer la France ? Oscar dit oui et rejoint Locle pour intégrer le Groupe Mobile d'Alsace (GMA Suisse).
En août 1944, le voilà engagé dans l'armée française de Libération. Il participe à la libération de l'Alsace et entre dans Strasbourg, après la deuxième DB ou Division Leclerc. De retour chez lui. En héros, discret, amer. "Imaginez, en 1938, à 26 ans, il était en pleine gloire, au meilleur de sa forme. À son retour de guerre, sa carrière était quasi foutue, il est plus âgé. Il disait souvent que les Allemands lui avaient volé ses plus belles années, qu'il avait perdu trop de temps" résume Alfred Wahl.
Derniers coups d'éclat
Démobilisé à la fin de la guerre, Oscar se remarie avec sa femme "un truc vraiment bidon" lâche Danièle, fait la connaissance de sa dernière fille et regagne immédiatement son club à Paris. Il y remporte la Coupe de France le 6 mai 1945.
Il est sélectionné, c'est historique, pour le premier match international en Angleterre, à Wembley, devant 60.000 spectateurs. Il en est le capitaine, sa carrière, ses origines alsaciennes, son engagement, en guise de brassard. "Cette rencontre l'a toujours ému, il a marqué le but d'égalisation des Français, dans les tribunes se trouvaient des parachutistes français stationnés à Londres, qui l'ont porté en héros, une vraie fierté. Ça a été aussi, hélas, le début de la fin."
Après ce dernier coup d'éclat, Oscar Heisserer retourne au Racing Club de Strasbourg. Il a 31 ans et la guerre a affaibli son corps, son mental aussi. Cette fois, sans rebond possible. Il ne retrouvera jamais son niveau d'antan. "Je crois aussi qu'il a eu du mal avec la nouvelle génération de joueurs. Les témoignages que j'ai recueillis de cette époque montrent que ses coéquipiers avaient un peu peur de lui. Il n’était pas commode, assez autoritaire" m'explique Alfred Wahl.
Dernier tour de piste, baroud d'honneur : il disputera la finale de la Coupe de France en 1947, capitaine, encore, d’un RC Strasbourg battu par le LOSC (2-0).
Il honore sa 25ème et dernière sélection avec l’équipe de France, le 4 avril 1948 contre l’Italie, et quitte le maillot bleu. Il arrête définitivement sa carrière de joueur.
Entraîneur et chausseur
Il raccroche les crampons mais reste dans le game. Comme entraîneur. Il devient en 1949, le premier entraîneur du tout jeune Olympique Lyonnais alors baptisé LOU. Décrit comme "très strict" voir "dur", il mène le club en D1 dès sa première année.
De cette période, Danièle garde d'heureuses images. "Je vivais avec papa et maman à Lyon, c'était une époque formidable. Tous les jeudis, je l'accompagnais au stade pour les entraînements, tous les dimanches pour les matchs. Ensuite, on rentrait et on faisait la fête soit pour se consoler soit pour se féliciter. J'ai vu des tas de joueurs passer à la maison. Je me souviens de Bibiche, un joueur qu'il était allé chercher lui-même en Pologne, un grand joueur avec qui il est resté longtemps en contact."
Oscar restera à Lyon jusqu'en 1954. Lui, visiblement, n'en gardera pas d'excellents souvenirs. "Papa disait toujours que quand une équipe gagne c’est grâce aux joueurs, quand elle perd, c’est la faute de l’entraîneur."
Oscar tente une dernière saison comme entraîneur à Strasbourg en 1955, peine perdue. Décidément, ce métier n'est pas fait pour lui. Dans une interview, Oscar admettra, plus tard, "avoir été grandement déçu par le métier d'entraîneur qui est le dernier des métiers" et qu'il "ne supportait pas que les joueurs commettent des erreurs et n'écoutent pas."
L'histoire d'amour entre Oscar et le football aurait pu s'arrêter là, sur cette note amère. Mais le destin rebondit parfois, comme un ballon sur un poteau. Vers la touche.
Oscar Heisserer devient cordonnier à Colmar. "J'y ai travaillé jusqu'à mes 19 ans, j'aidais papa et maman. Tout le monde à Colmar connaissait Oscar, ça parlait souvent foot oui." Il s'associe avec son copain du Racing, Joseph Heckel, lui-même fils de cordonnier, pour créer la première chaussure de football à bout mou, qui comporte une ébauche de crampons vissés. La 2H. Comme Heckel et Heisserer.
Une tribune à son nom ?
Retraité, Oscar emménage près du stade de la Meinau, à la Montagne verte, d'où il peut entendre les clameurs qui ne lui sont plus destinées. Il s'éteindra en 2004, à l'âge de 90 ans.
Qui se souvient aujourd'hui de cet homme flamboyant, de ce personnage historique ? Plus grand monde. Anne et Danièle, soupirent de concert. "Ce que j'aimerais et que papa aurait aimé, c'est qu'un stade porte son nom. De son vivant. Il y a bien celui de Schirrhein oui, mais il a été baptisé bien après sa mort, en 2007. Quel dommage, ça lui a fait une belle jambe. Pour le reste, avec le temps, tout le monde est oublié ..."
C'est sans compter sur Anne qui prépare avec des scolaires, une exposition sur Oscar Heisserer à l'occasion du 80e anniversaire de la Libération de Strasbourg. Une monographie aussi, plus tard, le temps lui fait défaut, "il faut absolument que je m'y mette".
C'est peut-être aussi sans compter sur le nouveau stade de la Meinau, qui, en 2026, pourrait être l'occasion toute trouvée, pour le Racing Club de Strasbourg, de rendre à Oscar ce qui lui est dû. Un rang, une rangée, une tribune entière. Une tribune Heisserer, ça aurait une sacrée gueule. De sacrés yeux aussi.