Alors que le nombre de bénéficiaires des Restos du Cœur n'a de cesse d'augmenter, les coûts de l'association augmentent. Une équation insoluble en l'état actuel des choses. La fin du modèle si cher à Coluche ? Réponses avec Patrick Gruber, président des Restos du Cœur 67. Attention cri du cœur.
Face à une telle situation, Coluche, le père des Restos du Cœur, n’aurait pas ri. Il aurait gueulé. De ça, Patrick Gruber, Président des Restos du Bas-Rhin, en est certain. Du reste et de l’avenir de l’association, il l’est beaucoup moins. Hélas. La situation s’aggrave chaque jour aux Restos du Cœur du Bas-Rhin. Et, même si les Restos ont l’habitude des situations difficiles, là, Patrick Gruber lance un cri de détresse : "On pulvérise les cadrans, on épuise nos bénévoles, notre modèle est à bout."
Lors de la dernière campagne hivernale, la 38ᵉ exactement, allant de novembre 2021 à mars 2022, 37 000 personnes supplémentaires sont venues chercher de l’aide aux Restos. Soit 37% de plus que lors de la campagne précédente.
Derrière ces statistiques, de plus en plus d’étudiants et de retraités précarisés. Les nouveaux visages de cette pauvreté qui grignote la pyramide des âges et les frontières des traditionnelles classes sociales. 2.9 millions de repas y ont ainsi été distribués, en hausse de 30%.
Explosion de la demande et des coûts
La campagne d’été qui s’achèvera en novembre 2023 s’annonce pire encore, avec déjà, une fréquentation en hausse de 26%.
Quand les restos tournent bien, c'est que la situation tourne mal
Patrick Gruber, président des Restos du Coeur 67
"Quand les restos tournent bien, c'est que la situation tourne mal". La phrase est bien trouvée. Patrick tient de son mentor au nez de clown. La situation tourne vraiment mal. Pour les plus précaires, pour les Restos aussi.
"Les coûts d’achat et de logistique ont doublé depuis l’année dernière. On a eu la crise Covid, la guerre en Ukraine, l’augmentation du prix des matières premières, l’inflation. Avec nos 22 camionnettes, je ne vous dis pas le prix des pleins. Tout augmente pour les gens comme pour nous. Et nos capacités sont limitées."
Les produits distribués par les Restos du Cœur sont issus pour 40% d’achats directs grâce aux dons (particulier, entreprises), pour 30% du fonds européen et pour le reste de dons de grossistes ou d’entreprises comme les grandes surfaces. Et, là aussi, les choses se sont progressivement gâtées.
Comme avec les fameux produits dits de substitution donnés par les supermarchés. "Avant, on avait accès facilement à des produits frais dont la date de péremption était proche. Désormais, les grandes surfaces les vendent dans des gondoles spécifiques. Ce qui pose un problème quant à la qualité nutritionnelle de ce que nous, nous pouvons proposer, moins de frais, plus de conserves. Avant, ces produits allaient aux bonnes personnes, là tout le monde peut les acheter et pas forcément ceux qui en ont le plus besoin, ceux qui n'en ont pas les moyens. C’est un problème de justice sociale un peu, voyez-vous."
Les gens sur le terrain sont débordés par les inscriptions, débordés aussi par le trop-plein d’émotions de tous ces bénéficiaires qui sont dans des situations catastrophiques.
Des coûts qui explosent, des produits qui baissent en qualité. La fatigue qui pèse. Devant l’afflux de personnes aux Restos du Cœur, les bénévoles n’en peuvent plus."Nous sommes nombreux, 650 bénévoles dans le Bas-Rhin, mais nous sommes épuisés. Les gens sur le terrain sont débordés par les inscriptions, débordés aussi par le trop-plein d’émotions de tous ces bénéficiaires qui sont dans des situations catastrophiques. Ils ont besoin de manger, de parler, d’être soutenus. C’est un vrai travail que nous pouvons de moins en moins faire, faute de temps et de place."
Un modèle en péril
Et Patrick Gruber de prendre pour exemple, d’expliquer, de revenir sans cesse sur le cas des Restos de Cronenbourg. Un vrai crève-cœur, oui, ce site. L’illustration d’une politique… de l’autruche des collectivités locales.
"Nous y recevons 480 familles dans 60m². Impossible de stocker, impossible d’accueillir les gens dans de bonnes conditions, impossible de discuter discrètement avec eux, de parler de leur situation, sans compter l’hygiène aux abords du site qui est fatalement déplorable avec un tel monde."
Tous les ans, Patrick demande à la commune de leur trouver un nouveau local, plus adapté. Tous les ans, c'est une fin de non-recevoir « il n’y a rien de disponible ». Si ça continue, Patrick songe à prendre exemple sur son homologue du Haut-Rhin qui a, en juillet dernier, fermé l'antenne de Mulhouse, trop vétuste. "Qu’aurait fait Coluche hein ?"
Si les collectivités prenaient en charge nos loyers, nous pourrions distribuer dans le Bas-Rhin 400 000 repas supplémentaires dans l’année
Les loyers sont un poids sur le budget des Restos. Sur les seize centres d’activités, seuls deux sont pris en charge par les communes où ils se trouvent. Pour les autres, les Restos paient le prix fort. "Finalement, on paie à l’État plus en loyers que ce qu’il nous donne en subventions. J’ai calculé, si les collectivités prenaient en charge nos loyers, nous pourrions distribuer dans le Bas-Rhin 400 000 repas supplémentaires dans l’année."
Et nous en sommes loin. "Je vous dis en off, mais vous pouvez l’écrire." Soit. "Quand nous appelons des communes pour des dons ou subventions, certaines nous disent : il y a des pauvres chez nous ? Donnez-nous leurs noms sinon pas de subventions."
Patrick est songeur. Heureusement que le privé est là. Comme pansement. Sur une jambe de bois. Au vu de l’état des Restos du Cœur, les dix millions, fort médiatisés, de Bernard Arnault sont une goutte dans un océan de misère. Et les 15 millions supplémentaires, tout juste promis par l'État, ne suffiront pas non plus à éviter le naufrage. "C’est bien, oui, mais c’est transitoire, nous, on est le resto qui marche le mieux en temps de crises, et là, on marche en surrégime. Ce n’est pas suffisant."
État social et solidaire
C’est pourquoi, afin de pérenniser le modèle, Patrick lance un cri de détresse ou de solidarité, c’est selon, à l’État et aux collectivités locales, qui doivent, elles aussi, faire un effort.
On se substitue à l’État, on est une béquille. Nous sommes entrés dans le paysage comme la CPAM ou la Carsat.
Retrouver en quelque sorte sa mission providentielle, protéger les plus vulnérables de ses citoyens. Être dans le Care, la sollicitude, si vous préférez. "On se substitue à l’État, on est une béquille. Nous sommes entrés dans le paysage comme la CPAM ou la Carsat [Caisse d'assurance retraite et santé au travail]. Une situation de crise est devenue la normalité. Nous sommes devenus la normalité." Et ça, ce n’est pas normal. "Depuis 1985, quel rôle joue-t-on au juste ? Une soupape sociale, oui, je confirme. On pallie les carences du système. Les Restos, c’est 35% des aides aux plus démunis sur le plan national."
A ce rythme, on tient trois ans dans le Bas-Rhin. Déjà, nous allons devoir réduire les dotations individuelles pour pouvoir tenir et satisfaire toutes les demandes
Patrick Gruber ne mâche pas ses mots. "À ce rythme, on tient trois ans dans le Bas-Rhin. Déjà, nous allons devoir réduire les dotations individuelles, les contenus de nos paniers, pour pouvoir tenir et satisfaire toutes les demandes." Car Patrick jamais ne dérogera aux principes de son mentor : accueil inconditionnel, sans jugement et gratuité.
"On n’a pas d’autres choix. Cette année, nous avons un déficit de 400 000 euros contre 310 000 l’année dernière, qui sera pris en charge par le central. Mais ce n’est pas tenable."
Les Restos du Cœur tiennent encore par leurs bénévoles. Mais les bénévoles tiendront-ils ? "On va y arriver, on y arrive toujours, de toute façon les gens ont besoin de nous. Mais on est combien à vouloir profiter de nos petits-enfants ? De notre vie de famille ? Tout ne doit pas tenir sur eux, l’effort doit être collectif. Il faut que les politiques se réveillent." Coluche n’aurait certainement pas mieux dit. Collectif. En attendant un réveil politique peu probable, à votre bon cœur, messieurs, dames. C'est par ici.